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gazon dans l’été, mis en échec, il est vrai, par le gel, mais que voici reparti de nouveau, sa lance de foin de l’an passé brandie de toute la force d’une vie nouvelle. Il pousse aussi imperturbablement que le ruisselet filtre du sol. Il lui est presque identique, car aux jours croissants de juin, quand les ruisselets sont taris, les brins d’herbe deviennent leurs canaux, et d’année en année les troupeaux s’abreuvent à ce vert éternel, et le faucheur pendant qu’il en est temps, tire de lui leur provision d’hiver. Ainsi ne meurt notre vie humaine que jusqu’à la racine, pour encore pousser son brin vert jusqu’à l’éternité.

Walden fond à vue d’œil. Il y a un canal large de deux verges le long des côtés nord et ouest, et plus large encore à l’extrémité est. Un grand champ de glace a opéré sa rupture d’avec le corps principal. J’entends un pinson chanter dans les buissons de la rive, – olite, olite, olite,tchip, tchip, tchip, tche, tchar,tchi wiss, wiss, wiss. Lui aussi aide à sa débâcle. Que belles les grandes et majestueuses courbes du tranchant de la glace, réponse, en quelque sorte, à celles de la rive, quoique plus régulières ! Elle est particulièrement dure, par suite du froid sévère mais passager des derniers jours, et toute moirée et chatoyante comme un parquet de palais. Mais c’est en vain que le vent glisse vers l’est sur sa surface opaque, pour atteindre là-bas la surface vivante. Quel spectacle que celui du ruban d’eau étincelant au soleil, du visage nu de l’étang plein de gaieté et de jeunesse, qu’on dirait traduire la joie des poissons du dessous et des sables de sa rive, – un étincellement d’argent qui semble émaner des écailles d’un leuciscus, tout un grand poisson, dirait-on, qui frétille. Tel le contraste entre l’hiver et le printemps. Walden était mort, et le voilà qui revit[1]. Mais ce printemps-ci il entra de nouveau en débâcle de façon plus suivie, comme j’ai dit.

Le passage de la tempête et l’hiver à un temps serein et doux, des heures sombres et apathiques à de claires et élastiques, est une crise étonnante que tout proclame. Il finit par sembler instantané. Soudain un torrent de lumière inonda ma maison, malgré l’approche du soir, les nuées de l’hiver encore pendantes au-dessus, et les larmiers tout dégouttants de neige fondue. Je regardai par la fenêtre, et voyez ! où hier c’était la glace froide et grise, là s’étendait l’étang transparent, déjà calme et rempli d’espoir comme en un soir d’été, reflétant d’un soir d’été le ciel en son sein, quoiqu’il n’en fût pas de visible là-haut, comme s’il était d’intelligence avec quelque horizon lointain. J’entendis tout là-bas un merle, le premier que j’eusse

  1. Luc, ch. XV, vers. 24.