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comme s’il s’agissait de poissons fabuleux, tant il est étranger aux rues, même aux bois, aussi étranger que l’Arabie à notre vie de Concord. Il possède une beauté vraiment éblouissante et transcendante, qui le sépare diamétralement de la morue et du haddock cadavéreux dont le mérite se complète par nos rues. Il n’est pas vert comme les pins, ni gris comme les pierres, ni bleu comme le ciel ; mais à mes yeux il a, si possible, des couleurs plus rares encore, tel des fleurs et des pierres précieuses, comme si c’était la perle, le nucléus ou cristal animalisé de l’eau de Walden. Il est, cela va sans dire, Walden tout entier, chair et arête ; est lui-même un petit Walden dans le royaume animal, un Waldenses[1]. Il est surprenant qu’on le prenne ici, – que dans cette profonde et vaste fontaine, loin au-dessous du fracas des attelages et des cabriolets, de la sonnaille des traîneaux, qui suivent la route de Walden, nage ce grand poisson d’or et d’émeraude. Jamais il ne m’est arrivé de voir son espèce sur aucun marché ; il y serait le point de mire de tous les regards. Aisément, en quelques soubresauts convulsifs, il rend son âme aquatique, comme un mortel prématurément passé à l’air raréfié du ciel.


Désireux de retrouver le fond longtemps perdu de l’Étang de Walden, j’inspectai soigneusement celui-ci, avant la débâcle, de bonne heure en 46, avec boussole, chaîne et sonde. On avait raconté maintes histoires à propos du fond, ou plutôt de l’absence de fond, de cet étang, lesquelles certainement n’avaient elles-mêmes aucun fond. C’est étonnant combien longtemps les hommes croiront en l’absence de fond d’un étang sans prendre la peine de le sonder. J’ai visité deux de ces Étangs Sans Fond au cours d’une seule promenade en ces alentours. Maintes gens ont cru que Walden atteignait de part en part l’autre côté du globe. Quelques-uns, qui sont restés un certain temps couchés à plat ventre sur la glace pour tâcher de voir à travers l’illusoire médium, peut-être par-dessus le marché avec les yeux humides, et amenés à conclure hâtivement par la peur d’attraper une fluxion de poitrine, ont vu d’immenses trous « dans lesquels on pourrait faire passer une charretée de foin », s’il se trouvait quelqu’un pour la conduire, la source indubitable du Styx et l’entrée aux Régions Infernales en ces parages. D’autres se sont amenés du village armés d’un poids de « cinquante-six » et avec un plein chariot de corde grosse d’un pouce, sans toutefois arriver à trouver le moindre fond ; car tandis que le « cinquante-six » restait en route, ils filaient la corde jusqu’au bout dans le vain essai de sonder leur capacité vraiment incommen-

  1. Les Waldenses, ou Waldensiens, sur le nom desquels l’auteur ici joue, sont une secte religieuse localisée dans le nord de l’Italie.