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retraite. Il était évident que leur cri de bataille était : « Vaincre ou mourir. » Sur les entrefaites arriva une fourmi rouge toute seule sur le versant de cette vallée, évidemment au comble de l’excitation, et qui avait expédié son ennemi, ou n’avait pas encore pris part à la bataille ; ceci probablement, car elle avait encore tous ses membres ; adjurée par sa mère de revenir avec ou sur son bouclier. Ou se pouvait-il bien être quelque Achille, ayant couvé son courroux à l’écart, et venu maintenant venger ou délivrer son Patrocle. Elle vit de loin ce combat inégal, – car les noires avaient presque deux fois la taille des rouges – elle s’approcha d’un pas rapide jusqu’au moment où elle se tint sur la défensive à moins d’un demi-pouce des combattants ; alors, ayant guetté l’instant propice, elle bondit sur le guerrier noir, et entreprit ses opérations à la naissance de la patte droite antérieure, laissant à l’ennemi de choisir parmi ses propres membres ; sur quoi il y en eut trois unies à mort, montrant comme un nouveau genre d’attache qui eût fait honte à toute autre serrure et tout autre ciment. Je n’eusse pas été surpris, à ce moment-là, de m’apercevoir qu’elles avaient leurs musiques militaires respectives postées sur quelque copeau dominant, en train de jouer leurs airs nationaux, afin de réchauffer les timides et de réconforter les mourants. Moi-même je me sentais quelque peu échauffé, tout comme si c’eût été des hommes. Plus on y pense, moindre la différence. Et certainement l’histoire de Concord, sinon l’histoire d’Amérique, ne relate pas de combat capable de soutenir un instant de comparaison avec celui-ci, soit au point de vue du nombre des enrôlés, soit au point de vue du patriotisme et de l’héroïsme déployés. Pour le nombre et le carnage, c’était un Austerlitz ou un Dresde. La Bataille de Concord ! Deux tués du côté des patriotes, et Luther Blanchard blessé ! Allons donc ! Ici chaque fourmi était un Buttrick, – « Tirez ! au nom du Ciel, tirez ! » – et par milliers étaient ceux qui partageaient le destin de Davis et d’Hosmer. Là, pas un mercenaire. Je ne doute pas que ce ne fût au nom d’un principe qu’elles se battaient, tout comme nos ancêtres, non point pour éviter un impôt de trois pence sur leur thé ; et les résultats de cette bataille seront tout aussi importants, tout aussi mémorables, pour ceux qu’elle concerne, que les résultats de la bataille de Bunker Hill[1], au moins.

Je ramassai le copeau sur lequel se démenaient les trois que j’ai particulièrement décrites, l’emportai chez moi, et le plaçai sous un verre à boire sur le rebord de ma fenêtre, afin de voir l’issue. Un microscope en main sur

  1. Bunker Hill, nom d’une petite colline de Charlestown (Boston), Massachusetts, fameuse pour avoir été le théâtre du premier engagement considérable dans la guerre de l’Indépendance (17 juin 1775).