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J’avais songé à l’habiter avant d’aller à Walden. Je « chipai » les pommes et sautai le ruisseau, effarouchant rat et truite. C’était un de ces après-midi qui semblent indéfiniment longs devant vous, au cours duquel maints événements peuvent arriver, une large part de notre vie naturelle, bien qu’il fût à demi écoulé déjà lorsque je partis. Il survint en chemin une averse, qui m’obligea à me tenir une demi-heure sous un pin, amoncelant les branches au-dessus de ma tête, et nanti de mon mouchoir pour hangar ; et lorsque enfin j’eus jeté ma ligne par-dessus l’herbe à brocheton, debout dans l’eau jusqu’à mi-corps, je me trouvai soudain dans l’ombre d’un nuage, et le tonnerre se mit à gronder avec de tels accents que je ne pus faire d’autre que de l’écouter. Les dieux doivent être fiers, pensais-je, avec ces éclairs fourchus pour mettre en déroute un pauvre pêcheur désarmé ; aussi me hâtai-je en quête d’abri vers la plus prochaine hutte, laquelle à un demi-mille de toute espèce de route, mais d’autant plus près de l’étang, était depuis longtemps inhabitée :

« And here a poet builded,
  In the completed years,
For behold a trivial cabin
  That to destruction steers.
 »[1]

Tel le prétend la Muse. Mais là-dedans, je m’en aperçus, habitaient maintenant John Field, un Irlandais, et sa femme, avec plusieurs enfants, depuis le garçon à large face, qui aidait son père à l’ouvrage, et tout à l’heure arrivait de la tourbière en courant à ses côtés pour échapper à la pluie, jusqu’au petit enfant tout ridé, sibyllin, à tête en pain de sucre, qui était assis sur le genou de son père tout comme dans les palais des nobles, et du fond de sa demeure, lieu d’humidité et de famine, promenait curieusement ses regards sur l’étranger avec le privilège de l’enfance, ne sachant s’il n’était le dernier d’une noble lignée, l’espoir et le point de mire du monde, au lieu du pauvre marmot famélique de John Field. Nous restâmes là assis ensemble sous la partie du toit qui coulait le moins, pendant qu’au-dehors il pleuvait à verse et


  1. William Ellery Channing.

        « Et ici un poète bâtit
          Au cours des années passées,
        Car voyez une vulgaire cabane
          En route vers la destruction. »