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même, comme il le leur a raconté vingt fois avant ce matin, qu’il en attend de première qualité par le prochain train. Elle est annoncée dans le Cuttingsville Times.

Pendant que tout cela s’en va d’autres choses s’en viennent. Averti par le bruit sifflant, je lève les yeux de dessus mon livre et aperçois quelque grand pin, coupé là-bas sur les collines du nord, qui a pris son vol par-dessus les Montagnes Vertes et le Connecticut, lancé comme flèche d’un bout à l’autre du territoire de la commune en dix minutes, et c’est à peine si un autre œil le contemple ; s’en allant


_______« to be the mast
Of some great ammiral[1]. »


Et écoutez ! voici venir le train de bestiaux porteur du bétail de mille montagnes[2], parcs à moutons, étables, et cours de ferme en l’air, les conducteurs armés de leurs bâtons, les petits bergers au centre de leurs troupeaux, tout sauf les pâturages des monts, emporté dans un tourbillon tel les feuilles qu’enlèvent aux montagnes les coups de vent de septembre. L’air est rempli du mugissement des veaux, du bêlement des moutons, du bruit de tassement des bœufs, comme si passait par là quelque vallée pastorale. Lorsque le vieux sonnailler qui est en tête fait retentir sa sonnette, les montagnes, oui-da, sautent comme des béliers, et les collines comme des agneaux[3]. Un plein wagon de bouviers aussi, au milieu, actuellement au niveau de leurs troupeaux, leur emploi disparu, bien que cramponnés encore à leurs inutiles bâtons comme à l’insigne de leurs fonctions. Mais leurs chiens, où sont-ils ? C’est pour eux la panique ; ils ont, cette fois, perdu la voie ; bel et bien en défaut sont-ils. M’est avis que je les entends aboyer derrière les monts de Peterborough, ou haleter à l’ascension du versant occidental des Montagnes Vertes. Ils ne seront pas à l’hallali. Leur emploi, à eux aussi, est perdu. Voilà leur fidélité, leur sagacité au-dessous du pair. Ils se glisseront au retour dans leur chenil la queue basse, ou peut-être deviendront sauvages et feront trêve avec le loup comme avec le renard. Ainsi déjà loin passée en tourbillon est votre vie pastorale. Mais la cloche sonne, et il me faut m’écarter de la voie pour laisser passer les wagons :


  1. « ... être le mât
    De quelque grand amiral. »
    ________(Milton, Paradis perdu.)
  2. Psaumes, L, 10.
  3. Psaumes, CXIV, 4.