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toute son œuvre dernière. Au fait pourquoi ne pas la regarder aussi de ce point de vue ? Le vrai mystificateur cherche à ne pas le paraître, mais à l’être. Au contraire Mallarmé mit une paradoxale conscience à paraître mystificateur pour ne pas l’être. On l’a déjà entrevu à propos de son obscurité. Imbu de cette vérité que l’art le plus haut n’est accessible qu’à peu, il a fait comme s’il voulait, en renforçant par l’intention le côté hermétique de son génie, épargner au public la prétention de comprendre, l’erreur de supposer qu’il a compris. Quand les fournisseurs courants du théâtre se proposent à la jumelle de telle critique, ils ne la mystifient point, offrant la matière convenable à l’exercice de son goût. Mais Villiers, dans la hautaine préface de la Révolte, paraît reconnaître qu’il mystifiait Sarcey, Siraudin et Wolff en les sollicitant sur une œuvre où ils ne pouvaient absolument mordre, ainsi qu’on mystifie l’éléphant du Jardin des Plantes quand on lui met à la trompe quatre- vingts centimes de caporal. Que ces gens, ou leur progéniture intellectuelle, ouvrent l’Après-midi d’un Faune, ils ne seront pas mystifiés, parce que Mallarmé prend sur lui l’apparence de la mystification, porte, comme disait Courier, son masque à la main.

Tous ceux qui l’ont approché l’ont dit infiniment spirituel. Le métier de faiseur de mots est devenu aujourd’hui si bas qu’il en évitait les apparences, mais des chroniques, dans Divagations, nous rendent son sourire. Il fut spirituel en des vers aussi. Le lyrisme joliment bouffon de Théodore de Banville l’émerveillait. L’esprit de la rime, tournée en calembour, est, dans la Prose pour des Esseintes, le signe qui nous avertit d’y voir courante quelque ironie mobile. S’il s’était prêté à l’exploitation commerciale de son génie, il eût, je crois, usé délicieusement de la chronique en vers, — montrant à ses amis, par coquetterie peut-être, que le vers, comme la mousse du Champagne, pouvait remonter jusqu’aux adresses de ses lettres.