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de hollande ancien, ou en japon, ornement de consoles, en l’ombre ; ni quoi que ce soit, décidant l’essor extraordinaire en l’abstention d’aucune annonce, le fait a lieu, ou le miracle[1] ». Mais les invités ne sont jamais venus, et quelque cher sourire, seul, a pu en donner parfois l’illusion : éventails de Mademoiselle Mallarmé, lits mystérieux, vases de cristal vides, Mallarmé n’a guère, dans ces sonnets, voulu qu’animer, en se jouant précieusement, le mobilier de la Chambre Bleue. Il les a écrits aux marges d’une Dernière Mode rêvée.

Même préciosité dans ses sonnets d’amour, Victorieusement fui, Quelle soie aux baumes du temps, M’introduire dans ton histoire, Ô si chère de loin, Dame sans trop d’aurore. C’est l’esthétique raffinée, distillée à nouveau dans un difficile alambic, du Placet Futile. Et la préciosité n’est-elle point d’ailleurs dans la poésie moderne la langue la plus habituelle à l’amour ? C’est par elle que du Roman de la Rose à Pétrarque, de Pétrarque à notre xvie siècle, aux sonnets de Shakespeare, c’est par cet excès juvénile de toilette avant le rendez-vous, que toute poésie amoureuse débute. Le sonnet d’Oronte est plus naturel et plus primitif que la chanson d’Alceste, et tard seulement, par un raffinement suprême, par un équilibre précaire de raison nue, le génie classique arrivera à exprimer en termes mesurés et vrais « ce que peut dire un cœur vraiment épris », à balayer la complexité charmante de la poésie précieuse pour s’élargir aux vallées humaines, au fleuve du lyrisme romantique. Ce fut l’œuvre de la prose, puis du théâtre racinien, et jusqu’à Lamartine je crois qu’il n’existe pas, hormis quelques sonnets de Louise Labé et la Belle Vieille de Maynard, une pièce de lyrisme amoureux qui ne soit une œuvre de préciosité.

La préciosité du sentiment n’explique pas toute la préciosité du langage, mais elle la prépare et s’harmonise avec elle. Celle-ci se rapporte, dans l’ordre de la

  1. Divagations, p. 370.