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Et — second degré dans ce hasard, dans ce relatif jamais aboli — seconde racine plus profonde à leur ironie. Vous n’auriez, madame, entendu mon sonnet « si chaque terme ne s’en était répercuté jusqu’à vous par de variés tympans, pour charmer un esprit ouvert à la compréhension multiple ». L’œuvre réalisée, qui la saurait littéralement comprendre, l’entendant à la manière non de soi-même, ni du poète, mais d’autrui, peut-être du critique autorisé, du créateur de valeurs ? Que nous fûmes deux, faut-il le maintenir encore ?

Écrire pour tout le monde, écrire pour peu, écrire pour une seule personne, n’écrire que pour soi-même, se taire enfin dans le plein, pur et parfait silence. Voilà autant de degrés de la hiérarchie que conçoit Mallarmé, tout au moins dans l’interrègne actuel. Il s’y est tenu à mi-chemin, frôlant du plus près possible le silence et le mystère, et levant parfois vers l’autre extrémité un visage de regret. Ce qui nous sembla de son impuissance, le dirons-nous de son obscurité ? Vis-à-vis de lui-même et dans son intime franchise; la porta-t-il comme son tourment ou comme son trésor ? D’une conversation ou d’une lecture de Villiers, il écrit : « La jouissance goûtée par l’admis s’avivait de l’incompréhension de tous[1]. » Mais dans le Mystère et les Lettres, il s’est plaint que le préjugé le désignât comme le bouc émissaire de l’incompréhension, du fait de gens qui « assument à la parade la posture humiliée ; puisqu’arguer d’obscurité — ou nul ne saisira s’ils ne saisissent et ils ne saisissent pas — implique un renoncement antérieur à juger [2]. »

J’imagine pourtant — et qui sait si lui-même, encore, dans sa politesse prévenante, n’en ménageait pas l’idée — que de ceux qui le saisissent à ceux qui ne le saisissent pas, soit possible sinon une ressemblance, du moins une harmonie. Le fruit le plus ordinaire de sa parole est de mettre sur nous des mystères que nous ne

  1. Villiers, p. 23.
  2. Divagations, p. 285.