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452 LA POÉSIE DE STEPHANE MALLARMÉ

abstraction littéraire et une émanation du livre ? Elles font antérieur ce qui est postérieur. Elles supposent un absolu, alors que cet absolu ne peut être pensé qu’après le relatif et comme sa relation négative.

J’essaierai, en terminant cet ouvrage, d’esquisser un Mallarmé idéal et robuste, ayant réalisé par l’écrit les. virtualités de son génie. Mais aussi et au contraire il a suggéré l’image d’un Mallarmé plus silencieux, de l’homme supérieur qui, par pureté de conscience et par, lucidité de génie, n’existerait que pour lui-même. Ici je sens que manque un peu à mes mains le fil logique. L’être qui se suffit, dit Aristote, ne saurait être qu’une brute ou un dieu. Et encore, répondrait-on, n’est-ce pas en vertu d’une relation qu’extérieurement à cet être je le qualifie brute ou dieu, brute par rapport à tout ce qui le sépare de Dieu, dieu par rapport à tout ce qui l’éloigné de la brute ? De sorte que, se suffisant vrai- ment, il ne serait ni brute ni dieu, il serait brute ou dieu indifféremment, il serait et ne serait pas, — et qu’enfin poser un être qui se suffit c’est poser la contra- diction, poser l’individu c’est poser l’impensable.

Toutes ces influences si opposées étaient impliquées pourtant dans l’attitude de Mallarmé. Son effort parut aller vers une synthèse de la parole et du silence par le moyen de l’allusion. Tour de force comme ces pâtes frites des Chinois, qui enferment un morceau de glace. De là dans ce que nous imaginons — oh I gratuitement peut-être — de son influence, un jeu multiple, chan- geant, de lumière et d’ombre. D’abord, au premier plan et indiscutablement, un exemple moral, la probité paradoxale de l’écrivain, le métier héroïsé, et un exemple littéraire, l’horreur du cliché. Et puis, derrière et indé- finiment, une action à distance qui ne se résoud pas en images claires : « Le nom du poète, dit-il a propos de Tennyson, mystérieusement se refait avec le texte entier, qui, de l’union des mots entre eux, arrive à n’en for- mer qu’un, celui-là, significatif, résumé de toute l’âme, la communiquant au passant ; il vole des pages grandes