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... Ces inventions de nos Muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,

dit-il en des vers remarquablement plats. Et c’est Baudelaire aussi qui écrit de Banville : « Théodore de Banville est lumineux. Sa poésie représente les heures heureuses[1].» De là peut-être l’admiration dont se doublait à l’égard de Banville l’amitié fidèle que lui portait Mallarmé. Pour un poète difficile, pour un Baudelaire ou un Mallarmé, Banville incarne ce qui contredit davantage leur faiblesse naturelle, la poésie dont le flot coule sans s’affaiblir dans de la clarté, du sourire et du bonheur, une santé facile et sûre, une nature ovidienne qui ne respire que dans le rythme et ne parle que selon la rime. Il leur figure un paradis du poète, comme le paradis de l’Indien, terrain de chasse inépuisable. Et le plaisir raisonné que Mallarmé trouvait au ballet, peut-être nous révèle-t-il, lui aussi, quelque nostalgie d’un lyrisme nu, libre, ivre de sons, de joie, et d’on ne sait quelles constellations de rimes, — lyrisme jumeau de celui qu’imaginait Banville, avec son clown qui de cerceau en cerceau alla rouler dans les étoiles. Sur la peine que coûtaient à Mallarmé ses vers rares, sur l’infini scrupule dont il l’aggravait, se pose cette coupole de rêve, tout l’espoir et tout le désir qui allègent comme des ailes indéfinies de vapeur l’idée de sa poésie, et que l’Après-Midi d’un Faune nous fait surprendre à l’horizon de ses roseaux. Cette ampleur qu’il caressait dans un songe et qu’il aimait chez d’autres, il dédaignait chez lui-même tout ce qui pouvait la rappeler. La facilité, la grâce, de ses lettres, de ses chroniques, des petits vers acrobatiques qu’il donnait, d’un tour de main, à ses amis, tout cela était pour lui une fumée de cigare qu’il excluait de sa littérature. Et ces petits vers, qui ne lui coûtaient rien, eussent fait de lui, s’il eût

  1. Œuvres posthumes (éd. du Mercure), p. 83)