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l’ayant achevée, la lut à un de ses intimes, et lui dit en souriant : « Est-ce que cela ne vous paraît pas tout à fait insensé ? N’est-ce pas un acte de démence ? »

Réellement, cela d’abord déconcerte. Que Mallarmé, en allant encore loin dans cette direction, ait pu trouver, non la folie, mais l’œuvre folle, comme la boussole à certains points du voyage polaire, c’est possible. Cependant, l’idée de folie la croit-on claire ? Comte était-il fou lorsqu’il écrivit la Synthèse subjective ? J’imagine que tout penseur, tout artiste, a, dans sa dernière œuvre, une sorte de droit à la folie, c’est-à-dire à l’absolu de sa logique, comme il est, pour l’abbesse de Jouarre, dans le dernier jour d’une vie de sacrifice, un droit à la volupté : en ce cas, il est vrai, droit à se contredire, au lieu que, dans le premier, droit à se confirmer.

Un coup de Dés a sa place très nette entre l’œuvre écrite de Mallarmé et l’œuvre idéale qu’il rêvait. Il n’y vit pas d’ailleurs une tentative excentrique, mais le premier de plusieurs poèmes analogues dont l’ensemble eût formé un cycle.

Dans les dernières lignes de Divagations, aux notes, Mallarmé faisait prévoir cette œuvre, et, à cette place, elle nous paraît bien une conclusion de son esthétique, particulièrement des Divagations quant au Livre. L’architecture typographique, qu’il pense nécessitée par le Livre, comporte un emploi prémédité du blanc « ingénuité du papier » qui remplace les « transitions quelconques » (Je rappelle que Lamartine, dans Jocelyn et la Chute d’un Ange, emploie, avec un but analogue, des lignes et même des pages de points. Comme dans Un coup de Dés, elles sont incorporées au sens même de l’œuvre, Jocelyn étant fait de papiers épars au grenier,

Ce qu’ont laissé les rats y peut bien être encore,

et, dans la Chute, cet artifice portant surtout sur les Fragments du Livre primitif. Mallarmé se rappelle l’habitude des journaux, attribuant aux titres, sous-titres, manchettes, un caractère et des dispositions typographi-