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Hérodiade

Pour moi.

La Nourrice

Triste fleur qui croît seule et n’a pas d’autre émoi
Que son ombre dans l’eau vue avec atonie !

Fréquentant le théâtre dans les quelques mois d’une campagne dramatique, il a vu curieusement dans Hamlet une sorte de frère d’Hérodiade, et il l’a appelé « le seigneur latent qui ne peut devenir ». (À toutes les gloses nouvelles de Hamlet, consentons, comme Polonius aux formes de la nuée). Il l’a conçu symbole de la tragédie intime que lui-même jouait. Il en fait « le spectacle même pourquoi existe la rampe, ainsi que l’espace doré quasi moral qu’elle défend, car il n’est point d’autre sujet, sachez-le bien ; l’antagonisme du rêve chez l’homme avec les fatalités à son existence départies par le malheur[1] ». Celui qui, ayant mesuré tristement l’action dont il est incapable, la tourne par des paraphrases subtiles, des équivalents ingénieux, la prend pour un motif à retenir et à faire jouer des comédiens errants, — celui-là reconnaît de lui, facilement, dans le prince de Danemark, un reflet fraternel. Laforgue, lui aussi, s’est peint dans le Hamlet des Moralités Légendaires.

Tout en tirant de sa stérilité même, de l’intelligence lucide portée sur ses propres limites, tout ce que la plus savante alchimie pouvait leur faire dégager de positif, il s’est connu avec assez de mesure et de raison pour ne point mettre ces qualités artificielles de culture avant les grands dons de la nature spontanée, l’abondance du génie opulent. Ainsi Baudelaire avait choisi les Fleurs du Mal pour en faire une province poétique à lui, mais avec le sentiment d’une déchéance, une mauvaise conscience que révélaient les deux présences, personnifiées aux côtés de son livre, de l’Ennui et du Péché.

  1. Divagations, p. 166.