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vions chez Mallarmé — du lieu commun de tous les poètes lyriques : mes vers ne sont rien à côté de ceux que je devrais écrire, de ceux qui demeurent en moi, qui m’exaltent et ne s’expriment pas. Lamartine l’a dit dans la préface des Recueillements en des termes qui indignèrent Sainte-Beuve, et des vers de Sully-Prudhomme, qui le rédigent assez délicatement, sont connus. Cela ne déplaît point chez le poète, d’abord parce que c’est un joli motif poétique, ensuite, pour des raisons plus subtiles d’harmonie, parce que ce qui est inexprimé, pressenti, rêvé, forme à la poésie lyrique un fond de paysage nécessaire ou séduisant. Encore importe-t-il de ne pas insister à l’excès, de s’occuper des vers qui s’écrivent plus que des vers qui ne peuvent s’écrire, — de ne pas confondre tout à fait sentiment et poésie, — et de bien savoir que la poésie intérieure est aussi, et d’un point de vue légitime, un reflet, un écho, une brume vaporisée de la poésie écrite.

Mais ce privilège que nous concédons aux poètes comme un mirage naturel du lyrisme, gardons-nous de le laisser usurper par d’autres. Tel descriptif emploiera couramment des clichés comme ceux-ci : Il n’y a pas de terme pour dire... Le langage se refuse à nommer... Aucune parole ne saurait exprimer... Les mots sont pâles à côté... Un écrivain qui sait son métier trouve des mots pour dire ce qu’il veut dire, ou renonce silencieusement à le dire. Il n’aborde que les sujets pour lesquels il dispose du vocabulaire qui leur convient. Indicible n’est pas plus français pour qui tient la plume qu’impossible pour qui porte l’épée. Si l’art est l’homme ajouté à la nature, on est, quand on prétend faire à la nature un enfant, mal venu à se reconnaître impuissant.

J’ai marqué les formes, ou, si l’on veut, les apparences de l’impuissance chez Mallarmé. Mais celle-là lui est étrangère. Ce qu’elle a de vulgaire, son atteinte à la dignité de l’écrivain, suffisaient à l’en écarter. Il ne justifie pas le silence par le défaut de la langue, mais