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Car j’y veux, puisqu’enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard qui gît au pied d’un mur,
N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur.

(L’Azur.)

Cette défaillance d’inspiration continue, de suite et de « sujet », peu à peu, par l’effort spontané de sa vie intérieure, du dégoût de vivre il la tournera à une raison de vivre. « Il a eu la douleur, dit M. Mauclair, de s’entendre taxer d’impuissance, alors qu’il ne devait qu’au scrupule cette impuissance prétendue[1] ». Il l’a dit pourtant assez clairement. La vérité est qu’impuissance et scrupule sont deux points de vue sur un même état, les deux faces ou, si l’on veut, les deux sens, de sa « rareté ».

Je crois que l’on pourrait donner de la poésie de Mallarmé la définition, si raillée, qu’Aristote fournit du mouvement : l’acte de la puissance en tant que puissance. Le sens philosophique de puissance est, d’ailleurs, à peu près le sens littéraire d’impuissance, virtualité conçue qui ne passe pas à l’acte. Mais tout ce qu’il y avait en lui d’incapacité à être, d’arrêt devant la vie, il sut, avec une subtilité étonnante devant lui-même, l’investir du signe positif. Par le courage de son idéalisme, il fit passer à l’être ce défaut d’être.

Dans une satire épaisse, on a caricaturé en ces termes la position de Mallarmé : « Toujours j’ai été saisi d’une répugnance invincible devant le papier blanc où l’on m’invitait à fixer et par là même à limiter l’infini que je portais en moi. Alors je compris que je faisais fausse route, et que la meilleure manière de me développer était de rentrer en moi-même ». Une attitude délicate et complexe, qui s’est exprimée non par une page toute blanche, mais par des pages nombreuses de Divagations, par la Prose, d’admirables sonnets, ne peut se rédiger, en des mots de journaliste.

Souvenons-nous d’abord — non que nous le trou-

  1. L’Art en Silence, p. 109.