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métaphore résumant en humanité quelque objet. Tandis que la métaphore poétique va de l’homme à la nature, la danse porte la métaphore de la nature à la forme humaine. La danseuse ne danse pas, « jamais qu’emblème et point quelqu’un », mais elle suggère ce que la parole ne dirait que longuement et avec peine, « poème dégagé de tout appareil de scribe ».

Ce qui forme le corps du théâtre, c’est la danse, du fait de ses évolutions, tandis qu’ « un papier suffit pour évoquer toute pièce ». La danse devient donc la scène vivante, l’espace animé, humanisé, tout ce que, dans l’interrègne actuel, usurpent le cartonnage et le pitoyable décor.

Mallarmé se plaît à voir qu’autour de la Loïe Fuller, disparaît « la traditionnelle plantation de décors permanents ou stables en opposition avec la mobilité chorégraphique[1] ».

Le décor alors s’évanouit de l’espace, devient la « fuite de l’espace, désormais mobile, vivant ». Il « gît, latent dans l’orchestre, trésor des imaginations ». La danseuse, en le souple éventement de ses étoffes, couleurs et lumière, paraît le prendre à même ces sonorités de l’orchestre, le composer et le mouvoir autour d’elle « cieux, mer, soirs, parfum, écume ». Et c’est ainsi que la danse devient « la forme théâtrale de poésie par excellence » (de même que la poésie de Mallarmé est la forme livresque de la danse par excellence). Ainsi que le reploiement du livre, en l’épaisseur de coffret, figure une défense contre le « brutal espace déployé » du journal, la danseuse soustrait le théâtre à l’immobilité et à la convention de l’espace pour le plonger dans le flot d’une idéale durée.

Un tel ballet figure une vision plus précise que la nôtre, une imagination plus évocatrice. Voir un bel objet c’est le connaître extérieur à nous, mais ne pouvons-nous supposer, comme dans certains de nos rêves,

  1. Divagations, p. 181.