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Puis elle marquait une réaction, légitime, contre l’opéra, dont l’esthétique d’exposition universelle réunit pour le plaisir des sens tout ce qui est susceptible de faire de l’argent. Or le ballet, où s’étale une sorte de prostitution, en était pour Wagner la partie la plus souillée et il l’a rejeté en grande partie. À tort selon Mallarmé. « Wagner, dit-il dans une lettre à M. Vittorio Pica, a proscrit cette écriture merveilleuse et immédiatement significative de la danse, s’en tenant plus ou moins à quelque juxtaposition de Beethoven et de Shakespeare[1]. »

C’est précisément sur le ballet qu’aurait dû porter beaucoup l’effort réformateur du génie. Le ballet d’aujourd’hui, comme tant d’autres apparences de l’art, exhale « l’irrémissible lassitude muette de ce qui n’est pas illuminé des feux d’abord de l’esprit[2] ». Là encore la salle fait ramper à la scène, pour en alourdir les formes, ses instincts bas. Les danseuses, au lieu de réaliser le simple et seul décor, mais vivant, apparaissent comme de petites femmes qui attirent aux yeux des spectateurs « la noire jumelle comme une cécité ». De sorte que « la vision neuve de l’Idée, n’est vêtue que pour être niée » sauf à se recomposer, en tant que son absence même, chez le Poète.

La danseuse, telle que nul théâtre aujourd’hui ne la présente, n’est pas une femme, mais l’emblème vivant d’un objet. Ciel nocturne, neige qui tombe, le ballet les traduit en humanité par des danseuses qui sont des étoiles, des flocons, le premier sujet devenant « une synthèse mobile, en son incessante ubiquité, des attitudes de chaque groupe, comme elles ne la font que détailler, en tant que fractions, à l’infini[3] ».

Le principe du ballet, le voici : « La danseuse n’est pas une femme qui danse[4]. » Non femme, mais bien

  1. Cité dans Letteratura d’eccezione, p. 189.
  2. Divagations, p. 207.
  3. Divagations, p. 172.
  4. Divagations, p. 173.