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presque, pour qui écrit, comme antérieure aux mots. « Tant, que je préfère selon mon goût, sur page blanche, un dessin espacé de virgules ou de points et leurs combinaisons secondaires, imitant, nue, la mélodie — au texte, suggéré avantageusement si, même sublime, il n’était pas ponctué[1] ». C’est de même que Mallarmé songeait à haute voix, dans le salon d’Alphonse Daudet, que l’opération d’écrire n’est autre que mettre du noir sur du blanc. Et qu’est-ce que le blanc sinon la mine, intacte et vierge, neige aux sommets, de toute ponctuation sous sa forme idéale, la ponctuation poétique ?

Ces deux fois, ne l’oublions pas, Mallarmé parle avec un sourire et plus qu’un peu d’ironie. Ironie vis-à-vis de lui-même, peut-être, et qui donne à son idée vraie plus de légèreté et de champ… Rappelons-nous la prépondérance, chez lui, des images motrices. La ponctuation figure un mouvement et les mots des arrêts. La pensée, par dessous les mots, ces mots « transparent glacier des vols qui n’ont pas fui », mène au courant à la fois silencieux et musical, dont ils naissent, et qui les porte, et qu’ils cachent. Le « dessin espacé de virgules et de points… mélodie nue » symbolise ce courant. De sorte que, de ce point de vue, la ponctuation, non celle de l’usage, mais celle, mallarméenne, de pensée, nous paraîtra plus vraie peut-être d’un degré que les mots qu’elle anime et fluidifie. On comprend alors qu’avec l’œuvre dernière et la plus obscure de Mallarmé, Un coup de Dés jamais, la question des intervalles et des blancs, le rythme visuel du Livre, ait, à ses yeux, grandi si haut. Ce problème de la ponctuation qui paraît d’abord, dans l’intelligence de Mallarmé, un peu excentrique, un peu puéril, en réalité s’incorpore à son intense méditation sur les visages du silence et les racines religieuses de l’écrit.

  1. Divagations, p. 340.