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Et Mallarmé, mentalement, adresse ce discours à quelque travailleur manuel : « La page, écrite tantôt, va s’évanouir, selon — n’envie pas, camarade — qu’en moi un patron refuse de l’ouvrage, quand la clientèle n’y voit de tare[1] ». Ce sentiment de l’honneur littéraire, Mallarmé le posséda intact, il atteignit sa notoriété spéciale à l’époque où les journaux recherchaient et payaient cher les chroniques jugées élégantes et fines. Les quelques numéros de la Dernière Mode nous révèlent un Mallarmé qui eût pu devenir, qui était déjà, un maître de la chronique parisienne. Il refusa de sacrifier, en exploitant ce genre fructueux, une partie de son idéal à la clarté vulgaire qui y eût été requise, et préféra continuer à vivre de son métier ingrat.

Il multipliait les esquisses bientôt abandonnées. Mais une fois une œuvre achevée et publiée, il la défendait soigneusement, la corrigeait pour des éditions nouvelles au lieu d’en entreprendre une autre.

Une carrière de lettres présente un mélange complexe de l’idéal et du réel. On n’est un poète qu’à tels moments fulgurants et rares, dans tels états de grâce. Une révolution régulière et radieuse d’astre reste impossible, bien que le miracle Hugo s’en rapproche. Il n’est de lieu qu’à une scintillation de hasard « pour des motifs, dit Mallarmé, dont un, la rareté du génie à travers l’existence et, par suite, telle obligation au remplissage y suppléant, comme tire à la ligne un feuilleton[2] ». Des écrivains nous livrent une vraie carrière : un Bossuet, un Voltaire, un Balzac, un Hugo. D’autres nous donnent seulement l’anthologie de leurs minutes et de leur art : un Montaigne, un Vigny, un Baudelaire, un Mallarmé, un Valéry. Même pour un écrivain fécond, la fleur de ce qui « reste » — mot qui serait à préciser — ne remplit pas les mêmes fonctions et ne s’adresse pas aux mêmes lecteurs que les œuvres complètes. Un de nos

  1. Divagations, p. 345.
  2. Divagations, p. 347.