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est l’outrance (un peu étrangère, elle aussi) de cette vérité que la texture de la prose ne doit pas évoquer celle du vers ; elle exclut alors, chez lui, non seulement la cadence et l’harmonie du vers, mais toute cadence et toute harmonie.

La prose de Mallarmé s’opposerait exactement à celle de Flaubert. Dans Salammbô Jules de Goncourt trouvait « une trop belle syntaxe, une syntaxe à l’usage des vieux universitaires flegmatiques, une syntaxe d’oraison funèbre, sans une de ces audaces de tour, de ces sveltes élégances, de ces vire-voltes nerveuses, dans lesquelles vibre la modernité du style contemporain… et toujours encore des phrases de gueuloir[1] ». Mallarmé fut le pèlerin passionné sur ce chemin où passèrent les Goncourt et Huysmans. Il est bien impossible de lire sa prose à haute voix. Et contre la lecture à haute voix, contre le « gueuloir » de Croisset, son art entier ne se rétracte-t-il pas, qui requiert de tout son cœur, et dès l’écorce même de ses mots, le recueillement intérieur et l’habitude du silence ?

Par là ne se rejoignent pas, mais s’harmonisent ces vers et cette prose. Ils sont deux attributs d’une même substance intellectuelle, deux formes de l’imagination motrice, le double répertoire d’une ballerine. L’unité de la phrase se dégage de sa signification plus qu’elle ne gît dans sa texture, elle est formée d’un esprit mobile, non d’une matière massive ; dans son allure inaccoutumée et capricieuse elle est comme le graphique, déposé sur le papier, des impressions qui s’enregistrent ; elle n’existe pas sans la tension et la collaboration du lecteur, qui ne saurait lire ici, comme on lit un journal, en devinant les deux tiers des mots, qui n’est pas emporté voluptueusement par la sûre ampleur d’un flot oratoire, mais qui doit, sur chaque mot, poser son regard et le peser de ce regard.

Alphonse Daudet entendit un paysan de Provence

  1. Journal des Goncourt, I. p. 374.