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seule, mais à la place, rare elle-même, de l’épithète, à sa mise en valeur au moyen de tous inattendus.

Elle est placée fréquemment avant le substantif, ou plutôt c’est le substantif qui est rejeté après l’épithète (premier cas du rejet syntaxique, l’une des principales ressources de Mallarmé dans sa prose). Il ne faudrait pas attribuer cet usage à une imitation de l’anglais. Villiers qui emploie ce rejet admirablement, ne l’étend pas aux limites où le déploie excentriquement Mallarmé (1). « Quelque interrogatoire toilette[1] » est simple. Mais voici (2) « l’intervalle vif entre ses végétations dormantes d’un toujours étroit et distrait ruisseau[2] », (3) « l’accroupie en le dégagement mystérieux de ses ailes ombre de Notre-Dame[3] », (4) « ma très peu consciente ou volontairement ici en cause inspiratrice[4] », (5) « Ces détachés de toute rumeur derniers moments[5] », (6) « l’immense, celle du bow-window, draperie, au dos de l’orateur[6] ». Les compléments de l’épithète prennent place à sa suite, rejetant de plus en plus le substantif. La bizarrerie de ces rejets est logique, même belle. Il s’agit à chaque fois de mettre en valeur l’épithète et ses compléments, et, en même temps, le substantif lui-même, par l’effet de cette même division des tons que nous avons vue, dans le rejet poétique, concerner la rime et le mot rejeté. Les rejets 3 et 6, par leur analogie, éclaircissent le procédé. Tous deux, moyennant une sorte de coupe visuelle imitative, suspendent, dans les compléments, entre l’épithète et le substantif, une ampleur, flottante et sombre, celle qu’indique le sens de la phrase.

Un rejet syntaxique très proche de celui-là place avant l’objet nommé la file de ses déterminatifs.

  1. Divagations, p. 27.
  2. Divagations, p. 35.
  3. Divagations, p. 324.
  4. Divagations, p. 281.
  5. Villiers, p. 46.
  6. La Musique et les Lettres, p. 28.