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Dans l’Anniversaire de Verlaine, deux ordres d’images sont fondus en une sorte d’idée platonicienne : les tombes d’un cimetière, sous lesquelles repose quelque part le poète, les nuages d’un ciel qui courent en l’obscurcissant devant une étoile. À ces visions, sans les nommer, conduisent les quatrains : ils les suggèrent, les créent en nous, des deux n’en font qu’une, chacune étant la métaphore de l’autre, n’ayant d’existence que reflétée par l’autre. Quant au Poète, malgré les hasards, malgré la voie vagabonde de sa destinée, il demeure — est-ce son souvenir ou ses vers ? les deux — auprès de nous, intimité délicate et tendre, et la mort est un frêle accident qui à sa pure nature n’a rien changé.

Le Tombeau de Baudelaire, d’apparence incohérente et inintelligible, est plus typique encore. Je le goûte d’ailleurs médiocrement, bien que j’aime la sinuosité acrobatique de la phrase qui court le long des tercets :

Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égoût bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche

Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche

Quel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire

Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son ombre même un parfum tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons.

Allusion et suggestion s’emploient à l’état pur. Le sujet est les Fleurs du Mal. Il s’agit non de les peindre ou de les exprimer, mais de les évoquer chez le lecteur, de « faire » mentalement ces fleurs