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vers qui pût se parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre ». Cette dose de prose, avec quelques oripeaux de lyrisme plaqué, a fini par devenir à peu près tout le vers de théâtre. Des poètes, parnassiens ou autres, bons artisans dans leurs livres, ont travaillé pour le théâtre comme des industriels pour l’Amérique du Sud ou M. Henner pour les marchands de tableaux. Qu’on lise, après tels gracieux poèmes de Banville, cette Florise où se comptent par centaines des choses dodécapodes de cet acabit :

Car ce que Hardy veut toujours il sait le prendre.

Dans la naissance du vers libre, il faut tenir compte aussi de la poésie populaire et de la chanson, avec leurs élisions et leurs assonances, naturelles en des vers qui ne sont pas nécessairement écrits. Mais le livre de M. Robert de Souza sur la Poésie Populaire et le Lyrisme Sentimental me dispense d’insister.

Enfin ne devrait-on pas considérer aussi les progrès et l’extrême raffinement de l’art de la prose ? La période oratoire, la souple et savante phrase de prose, est, au moins autant que l’ancienne strophe lyrique, à l’origine du vers libre. M. Kahn a dit l’influence sur lui des Poèmes en Prose de Baudelaire. Mais il faut aller plus loin et voir conduite, dans le courant du vers libre, une branche de cette prose en poèmes qui depuis Chateaubriand, héritier lui-même comblé, a si largement fécondé le monde des sonorités verbales où vit une oreille de lettré. Hugo n’avait-il pas le sentiment de cette « concurrence » lorsqu’il écrivait contre la prose poétique cette boutade des Quatre Vents de l’Esprit.

Prends garde à Marchangy : la prose poétique…
… Tu te crois Ariel et tu n’es que Vestris.

Mallarmé avait remarqué. « En vérité il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés, plus pu moins diffus. Toutes les fois qu’il y a