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elles se prolongent en un procédé constant. Elles doivent rester exceptionnelles, et leur beauté est liée aux espaces, autour d’elles, de vers ordinaires sur lesquels elles se détachent et dont, comme des clous d’or, elles soutiennent la draperie. C’est l’abus de l’allitération qui place ce quatrain du Tombeau de Charles Baudelaire sous une raide vitrine de musée

Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égoût bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis,
Tout le museau flambé comme un aboi farouche.

Et le plafond est bien froid, en effet, où se tient celui-ci :

Je crois bien que deux bouches n’ont
Bu ni son amant ni sa mère,
Jamais à la même Chimère,
Moi sylphe de ce froid plafond.

Mais l’allitération des nasales où tomba Voltaire comme dans un piège à loups

Non, il n’est rien que Nanine n’honore

voyez-la décrire un parcours délicieux d’étoile filante dans ce vers de Mallarmé :

Une sonore, vaine et monotone ligne

(L’Après-Midi.)

Pourquoi, de ces deux vers, construits l’un et l’autre sur la même allitération, l’un est-il ridicule et l’autre parfait ? II ne suffit pas de dire que « trop est trop ». Dans le vers de Voltaire l’allitération aboutit à donner aux consonnes une place exorbitante, à supprimer, en mangeant les voyelles, en les délayant dans les e muets ou sourds, tout accent rythmique. Comme Mallarmé lui-même, après bien d’autres, le remarque dans les Mots Anglais, les consonnes forment le squelette du mot et les voyelles sa chair. Le vers de Nanine rappelle alors exac-