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que l’orgueil de sa solitude, la conscience de ses limites. Il portait cette gratitude souriante des rêveurs bien élevés à ceux qui leur épargnent de vivre. « Je confesse, dit-il, donner aux idées pratiques ou de face, la même inattention emportée, dans la rue, par des passantes[1] ». Il l’écrit d’ailleurs pour préparer une exception et s’occuper — de façon peu heureuse — d’une question pratique, vérifier cette parole quand il croit y manquer. Le monde de la pratique lui apparaît comme la rue, qu’il n’aime pas, où il se sent dépaysé et gêné, et qui n’est pour lui que le chemin de la maison.

Il conviendra de chercher la mesure dans laquelle fut ou non française l’œuvre de Mallarmé. Mais nul écrivain de son temps ne donnait mieux que lui, par son abord et ses manières, l’idée du Français cultivé d’ancien régime. Les étrangers nous rendent service en ce qu’ils nous demandent et nous obligent souvent d’avoir des qualités d’autrefois qui ont fait sur leur pays le rayonnement du nôtre. Mallarmé, par tout ce qu’il était ou qu’il disait, se révélait comme un Français du xviiie siècle. De ce fonds il retrouve sans le savoir quelques-uns des sentiments grecs les plus fins. Lorsque M. Nordau crut refermer, comme la double porte d’un asile d’aliénés, sur Mallarmé et sur bien d’autres, ses deux épais volumes, le poète sourit, et ne se déplut pas même à « la fréquence des termes d’idiot et de fou ». Il y voyait un élégant correctif, un Memento quia « à trop de bonne volonté, chez les gens, à s’enthousiasmer en faveur de vacants symptômes, tant n’importe quoi veut se construire[2] ». Et il retrouve les raisons de cette Némésis, cette subtilité suprême de l’entretien de Solon et de Crésus, flottante entre le sourire qui comprend et la tristesse qui sait, — cette répugnance pour l’ὕβρις où se reconnaissent à travers les âges les princes de la culture.

  1. La Musique et les Lettres, p. 9.
  2. La Musique et les Lettres, p. 58.