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Comme tout poète il se plaît à certains mots, qui reviennent dans sa prose autant que dans ses vers et forment, reconnus, des noyaux lumineux. Ce sont parfois de vieux restes parnassiens, des lambeaux de rime incorporés dans le vers comme désastre, — des mots dont, par une heureuse rencontre, le sens et la portée demeurent consubstantiels à leur sonorité : tel considérable, terme en effet ample et étoffé, et qui lui sert souvent de superlatif de grandeur. La gerbe de fusées, un soir de fête nationale, est un « considérable emblème d’or et de moissons[1]. »

S’il ne fait ton princier amant
Dans la considérable touffe
Expirer comme un diamant
Le cri des gloires qu’il étouffe.

Bouffée aussi, en lequel il goûte une harmonie pareille du signe à ce qu’il signifie, et que Chateaubriand, en fin connaisseur de mots, avait déjà apprécié : « Bonaparte dont la bouffée généreuse était exhalée. » — Furie, généralement la conviction, l’ardeur et l’angoisse du génie qui travaille, — Maint si fréquent. — Les mots négatifs, qui expriment, avec une ferveur sous une paupière baissée, un repos, un silence, un vide, nonchaloir, absence, fuite. — Des mots qui mettent autour d’un terme usuel plus d’hermétisme rare : grimoire, désuétude. — Laps, pris absolument, qui épouse si juste le cours silencieux du temps.

Dans maint, laps, pli, il aime sans doute ces monosyllabes coulants et silencieux, sortes de larmes de saint Laurent, qui font la beauté de la poésie anglaise. Mais par quelle perversité cet artiste délicat des mots paraît-il rechercher, dans sa prose, certains termes vraiment affreux ? Est-ce pour la vider davantage d’harmonie oratoire ? Que font là ces deux bottes reprises aux gendarmes de Jules Moinaux : « Il leur fallait s’amuser

  1. Villiers, p. 52.