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diversité sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon, se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité[1] ». Ce qui signifie que dans la multiplicité des langues, dans le hasard qui subsiste en chaque langue, les différentes formes de la vérité linguistique sont fragmentées. Un mot, dans une langue idéale, nous donnerait l’intuition que de tout temps il a été fait pour le sens qu’il exprime. Il apparaîtrait œuvre non de convention, de « hasard », mais de nécessité. On reconnaît la doctrine du Cratyle, si bien apparentée au reste du platonisme. « Mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. À côté d’ombre opaque ténèbres fonce peu ; quelle déception devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair[2] ». Le vers a pour fonction de recréer cette langue idéale, de conférer au mot, sous son rayonnement même, son poids et sa profondeur. Il « remunère le défaut des langues, complément supérieur ». Idée lumineuse et juste qui éclaire, me semble-t-il, la technique du vers en la rapprochant de celle de la peinture ; les mots dans le vers, comme les couleurs dans un tableau, deviennent des valeurs. On le ferait sentir en prenant comme exemples les mots mêmes que cite Mallarmé. Le timbre obscur de jour s’éclaircira dans un vers en monosyllabes aux interstices baignés de lumière.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Nuit se foncera par un entourage de mots graves ou par une répétition comme dans ces vers de Victor Hugo…

  1. Divagations, p. 242.
  2. Divagations, p. 242.