Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien de tout le monde. » Il avait l’esprit qu’il fallait pour lancer dans la conversation des mots comme d’Aurevilly et Becque. Émile Bergerat rapporte que Mallarmé, suivant avec lui les funérailles d’Alexandre Dumas fils, lui disait : « Je suis ici pour Villiers de l’Isle-Adam » (aidé par Dumas), louant la bonté du défunt, mais, sur l’écrivain ajoutant : « S’il y a grand homme c’est pour la Guadeloupe. » Il s’abstint en général de ces mots pour ne pas troubler l’économie d’une existence tranquille et ne pas ajouter à l’impopularité de ses poèmes hermétiques.

Il mettait un peu son honneur à faire respecter, considérer, aimer même en lui le poète par ceux-là qui étaient fermés à sa poésie. Ainsi un bon prêtre désire imposer l’estime de sa robe à ceux qui restent hors sa religion. Il avait cette crainte générale d’offenser, commune chez les hommes de vie intérieure, qui redoutent de trop laisser prise aux choses en y suscitant vers eux la plus légère ombre de jalousie et de haine. Sortant, à la campagne, de chez lui, le matin il est « véridiquement embarrassé de paraître sur une éminence, auprès du trou creusé par quelqu’un depuis l’aube ».

Comme toute attitude, comme toute pensée venues d’une profondeur, les raisons de cette courtoisie forment un cercle non vicieux, mais vivant. Celui qui veut accomplir des « exploits » exceptionnels « les commet dans le rêve pour ne gêner personne[1] ». Il a vécu dans le rêve pour ne gêner personne ; et s’il s’est attaché si scrupuleusement, avec cette « inflexible douceur » que salue chez lui Anatole France, à ne gêner personne, c’est pour ne pas être, dans le domaine du rêve, gêné, — « respectueux du motif commun en tant que façon d’y montrer de l’indifférence[2] ».

Se connaissant comme rêveur, se plaisant à lui-même comme le maître du rêve, proclamant son incompétence sur « toute autre chose que l’absolu », il avait, autant

  1. Divagations, p. 257.
  2. La Musique et les Lettres, p. 62.