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qui précède et ce qui constitue le fond de mon état d’âme, dit encore Schiller, c’est un état d’âme musical et ce n’est qu’après que m’apparaît l’idée poétique. » Or Mallarmé, lui, conserve le plus possible à l’idée poétique cette forme de l’état d’âme musical. L’effort des autres poètes pour se débarrasser de cet élément a lieu, chez lui, pour le maintenir.

La succession souple de ses images a pour correspondant et peut-être pour suite nécessaire le renouvellement inquiet de l’inspiration, l’horreur de la reproduction mécanique et du cliché, le changement continuel, dans sa prose, des tournures de phrase. Il passe devant les images, les sujets et les procédés comme il fait sur sa yole « sans que, dit-il, le ruban d’aucune herbe me retînt devant un paysage plus que l’autre chassé avec son reflet en l’onde par le même impartial coup de rame[1] ». Le mouvement donné par la nature de son imagination, il l’a fait précepte. « On ne doit s’attarder même à l’éternel plus que l’occasion d’y puiser ; atteindre tel style propre, autant qu’il faut pour illustrer un des aspects et ce filon de la langue : sitôt recommencer, autrement, en écolier, quand le risque gagnait d’un pédant[2] ». Ainsi la forme de son art il ne la considérait que comme un mouvement continuel, pas même préconçu dans une orbite, mais, sitôt sur des limites obscures une direction esquissée, passant, dans une « vertigineuse saute » d’arabesque, à une autre. De là un état d’inquiétude et de subtilité perpétuelles. C’est de sa sensation la plus nue aux formes les plus complexes de son style qu’une de ses impossibilités nous paraît la vision froide, arrêtée, constante : rattachons-y un idéalisme qui, pour placer l’Absolu, n’a plus que la vacance, l’absence, le non-être.

  1. Divagations, p. 36.
  2. Divagations, p. 339.