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La nature même de ces images motrices détermine chez Mallarmé le mode de composition poétique. Relisons de près la dernière phrase citée. La fumée est, pour le poète, comme la musique sous la rêverie ou l’eau sous la yole, un signe sympathique auquel se compare et s’unit le mouvement intérieur. Et c’est cela même qui doit reparaître dans le poème, ce mouvement, sous le voile, cette fumée : reparaître dans le poème après avoir diminué et disparu, ne reparaître pas même, comme une image plastique, une vision arrêtée, qui pourrait se reproduire, se copier ; mais continuer, souple, nouveau toujours, par les sinuosités d’une arabesque. Voyez, dans l’Éventail de mademoiselle Mallarmé, l’inconsistance des images qui l’une de l’autre se détachent comme des volutes. L’Anniversaire pour Verlaine ne reproduit pas le cimetière qu’il évoque, mais la suite fuyante et vaporeuse d’images qui, très différentes peut-être d’un cimetière pour qui veut les résoudre en visions, continuent chez le poète le cimetière quitté. Dans l’Hommage à Baudelaire, la même suite prolonge l’atmosphère du livre fermé, dans la Prose pour des Esseintes la réflexion sur un Art poétique. Et nous sommes ici à la grève d’où Mallarmé, toute la dernière part de sa vie, suivra par d’ingénieuses rêveries le flot et les horizons de la musique.

Aussi appliquerait-on assez exactement à son mode poétique d’enchaîner les images ces mots de Schiller : « Quand je m’assieds pour écrire une poésie, ce que je vois le plus souvent devant moi, c’est l’élément musical du poème, et non pas le concept clair du sujet, sur lequel souvent je ne suis pas d’accord avec moi-même[1]. » Au contraire de Baudelaire qui met l’honneur suprême du poète à faire exactement ce qu’il a voulu, Mallarmé se laisse gouverner par une suite d’images fondues, analogue au développement d’une phrase musicale. « Ce

  1. Cité par Basch, Essai critique sur l’esthétique de Kant, p. 462-463.