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âme. Au cœur du romantisme il y avait la conscience âpre et passionnée de cette question sociale : Quelle est la place, quelle est la fonction du poète ? Non seulement dans l’histoire littéraire, mais même dans l’histoire politique, ce problème fut capital. La façon dont il fut conçu par Lamartine et Victor Hugo eut une influence réelle sur les destinées de la France. Il se reliait à un ordre de faits dont la courbe se laisse suivre nettement dans le passé.

Tout courtisans qu’ils étaient, les poètes de la Pléiade avaient mis très haut leur fonction. Malherbe biffa cet orgueil en se plaçant carrément au rang social d’un bon joueur de quilles, en tenant boutique de louanges garanties éternelles.

Apollon à portes ouvertes…

Le xviie siècle régularisa dans son bel ordre cette situation subordonnée. Louis XIV aux représentations d’Esther se tenait lui-même à la porte avec sa canne pour ouvrir le passage aux invités et le fermer aux autres : symbole de la fonction royale. La canne monarchique demeure horizontale pour interdire l’entrée des domaines d’État aux gens de lettres, d’ailleurs traités avec bienveillance et délicatesse. Et la noblesse, conservatrice des traditions, a coutume d’abaisser sur les épaules de ceux-là qui les méconnaissent une canne moins symbolique que celle du maître. Au xviiie siècle l’homme de lettres vit comme un empereur romain dans une domination inquiète et un triomphe précaire (voyez Voltaire sur la frontière de Ferney), jusqu’au jour où, éclatée en Révolution, l’idéologie couvre la France de parole et de papier.

Sous l’Empire s’est levé, en face du Napoléon de l’action, avec Chateaubriand, sa figure symétrique, le Napoléon du rêve. Le triple orgueil du Breton, du noble de province, de l’homme de lettres, entra dans ce métal de cloche, dans cette effigie qui prolongeait sur des fronts