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du ballet, Mallarmé goûte comme la refusion toujours neuve, vierge, imprévisible, de la durée selon des rapports originaux.

Il est une seconde forme de la durée, non plus vécue intérieurement, mais extérieure et sociale, qui préoccupe tout écrivain et au sujet de laquelle il importe de savoir ce qu’il a pensé et senti. Je veux dire la durée même de son œuvre. Et cette question, que l’on ne pose jamais, me semble pourtant intéressante. Tout écrit littéraire implique l’espoir d’un rayonnement dans l’espace et d’un rayonnement dans la durée. Le rayonnement dans l’espace est réalisé, à l’état presque pur, par le journal, qui s’adresse à un grand nombre de lecteurs simultanés, nullement à des lecteurs successifs. Le récit d’un crime sensationnel dans un numéro du Petit Parisien trouve en un jour beaucoup plus de lecteurs simultanés que l’œuvre lyrique de Pindare n’eut de lecteurs successifs échelonnés sur vingt-quatre siècles. Et tout cela est très complexe : il n’est pas d’auteur qui n’écrive en poussant son œuvre à la fois dans ces deux dimensions de la gloire, mais le dosage, les restrictions, l’accent tonique varient subtilement pour chacun.

Mallarmé, lorsqu’il rédigeait la Dernière Mode, réfléchissait joliment sur ce problème de la durée appliqué au papier qui s’imprime : « Une robe, étudiée et composée selon les principes appelés à régner un hiver, est moins vite inutile et défraîchie qu’une chronique, même de quinzaine : avoir la durée du tulle illusion ou des fleurs artificielles imitant les roses et les clématites, voilà vraiment le rêve que fait chaque phrase employée à écrire, au lieu d’un conte ou d’un sonnet, les nouvelles de l’heure[1] ». Transposition, bien mallarméenne, aux roses artificielles et à l’écrit, du vers de Malherbe

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses.

Mais au contraire il semble, pour sa poésie, se préoc-

  1. Dernière mode, nº 5.