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ment où elle est conçue, mais elle n’en transporte rien par la mémoire. Ainsi Mallarmé rejette le développement, mémoire extériorisée. Développer une pensée c’est l’allonger jusqu’au point où la vérité que nous avons aperçue devient un monstre que nous ne reconnaissons plus. « Quand un parleur affirme, en un sens plutôt qu’à l’opposé, une opinion esthétique, généralement, outre l’éloquence, qui séduit, s’en défalque une sottise parce que l’idée aux coups de croupe sinueux et contradictoires, ne se déplaît, du tout, à finir en queue de poisson ; seulement refuse qu’on déroule celle-ci et l’étale jusqu’au bout comme un phénomène public[1] ».

Parlant du théâtre d’aujourd’hui, il écrit : « Je crois qu’en évitant de traiter l’ennemi de face vu sa feinte candeur et même de lui apprendre par quoi ce devient plausible de le remplacer (car la vision neuve de l’idée, il la vêtirait pour la nier, comme le tour perce déjà dans le Ballet), véritablement on peut harceler la sottise de tout cela ! avec rien qu’un limpide coup d’œil sur tel point hasardeux ou sur un autre. À plus vouloir, on perd sa force qui gît dans l’obscur de considérants tus sitôt que divulgués à demi, où la pensée se réfugie »[2]Il ne s’agit pas de convaincre autrui, mais de penser, de faire éprouver à autrui que l’on a pensé, et de l’inviter à penser.

La logique anti-oratoire de Mallarmé ne relie pas elle-même ses termes. Ni syllogisme ni déduction : des images successives. La logique ordinaire, dirait Nietzsche, est une forme du vouloir-dominer ; elle a une fin pratique qui est d’obtenir l’assentiment, et penser c’est se consoler, à part soi, de ne pas avoir autrui à convaincre, comme un joueur sans partenaire emploie son temps à des patiences. Mais le poète qui se retire dans son existence intérieure pour se soustraire à tout vouloir de dominer, et dont l’art d’exception n’est point

  1. Divagations, p. 342.
  2. Id, p. 190.