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forme le domaine du sens vulgaire. Mais que le domaine du poète devienne, en ce sens, une Nature, aux formes usuelles, prévues, répétées, voilà le danger. Tout génie, disait Baudelaire, n’aboutit qu’à créer un poncif. Poncif, lieu commun, cliché, retour de visages attendus, revanche de la nature sur l’homme audacieux, tel est le péril qui menace incessamment le poète, celui contre lequel s’est raidi Mallarmé. Ce sont les « tropes effarés » qu’au xviiie siècle cachait le jupon de l’Académie, et qui, dans le romantisme et le Parnasse, rassurés et rafraîchis, bruissent ironiquement sous la pourpre tendue des images. La ligne qui relie ces intersections, ah ! qu’elle soit l’arabesque la plus fuyante, la plus imprévisible, et que de la moindre de ses parties elle défende à la raison géométrique de déduire la suivante ! « Vertigineuses sautes en un effroi que reconnue ; anxieux accord. » Sans cesse sont présentes l’idée et la défiance de l’ennemie, de la Nature dont les grandes lignes droites et nues fusent et se répètent indéfiniment. Contre elle, que le poète redise avec Vigny :

Aimons ce que jamais on ne verra deux fois !

Telle est, chez Mallarmé, la raison théorique de ce discontinu, de cette fulguration incessamment nouvelle, de ces mots et de ces vers dont chacun, en un mouvement de hanche qui fuit, se détourne de l’autre, de cette arabesque enfin, car il nous livre en ce mot avec son fil conducteur l’ordre qui dispose l’Après-Midi ou la Prose pour des Esseintes.

Et cette phrase d’apparence sibylline sur les blessures d’or de la Chimère, elle rappelle, en lui donnant de subtiles racines, ou elle comporte comme une de ses significations, le mot de Boileau, — un beau désordre, effet de l’art. Cause de l’art, plutôt. L’idée poétique sort de la succession brusque entre les analogies, des sautes d’arabesques dont aucune, si lointaine, si nouvelle, si fille apparente du hasard, ne fausse ni ne transgresse la