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être plus fermé, plus obscur que dans ses toutes premières œuvres, de cette voix légèrement calme que quelqu’un a dit, par moments, se bémoliser d’ironie, confesse qu’à l’heure présente « il regarde un poème comme un mystère dont le lecteur doit chercher la clef[1] ».

« Nommer un objet, répond-il dans l’Enquête de Jules Huret, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet, et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements ».

Tandis que d’ordinaire c’est en songeant au lecteur que l’écrivain dissipe l’obscurité de la pensée, la même raison amène Mallarmé à laisser intacte et nue dans l’expression, ou même à renforcer, l’obscurité de la sienne. Lorsqu’après un discours sur la tombe de Verlaine, il demandait à un journaliste de lui rendre son manuscrit pour y remettre un peu d’ombre, il voulait dire : pour faire plus vivantes dans l’écrit les paroles prononcées, pour disposer autour de leurs racines un peu de terre mouillée, à la fois plus obscure et plus fraîche. Évidemment, — même sans être journaliste — on reste d’abord embarrassé de porter cette motte noire, on regrette la commodité du brin de bois coupé net. Mais quiconque n’habite point en esprit une caserne à étages, possède un jardin et a le goût des fleurs vivantes, serrera précieusement contre lui ce don bienveillant et courtois.

De sorte que le plaisir apporté par cette poésie est, loin de demeurer inintelligible, de solliciter sans cesse l’intelligence, et non point d’être comprise, mais de faire comprendre. Pareillement elle ne nous met pas en présence de la sensation pleine, donnée dès l’abord et

  1. Journal des Goncourt, 1893, T. IX, p. 111.