de donner la figure extérieure de lettres. L’apparence d’écrire des « mémoires » vous attirait, dans nos tribus nomades, des étonnements et des quolibets. Rien de plus naturel. Écrire pour soi est aussi absurde, socialement, que parler tout haut à soi et pour soi. Le dialogue étant la forme normale de l’écriture, mes lignes en prenaient l’apparence. Et ce n’était point qu’une apparence. J’entrais aussi docilement dans cet habit que dans mon bourgeron ; ce sont bien des lettres à Montaigne ou à Thucydide, tous ces petits morceaux de papier que je garde dans un meuble, et d’où je tire aujourd’hui ce livre, des correspondances entre un front de guerre et un arrière de paix, entre l’aujourd’hui et l’hier, entre le moment et la chose de toujours.
Cette chose de toujours que Thucydide a voulu réaliser dans son livre, elle a reçu de cette guerre sa preuve authentique. Il est beau de voir les lignes de la guerre entre les nations épouser les lignes de la guerre entre les cités, telles que les a isolées et retracées le génie solitaire du fils d’Oloros. L’Histoire de la Guerre du Péloponèse cristallise comme un diamant lumineux le tiers prévisible que comportait la guerre mondiale.
Entre ce cartouche oriental du : ils vécurent, ils souffrirent, ils moururent, — et le détail innombrable, toujours nouveau de l’histoire, l’esprit grec a compris qu’il y avait place pour un raccourci à la fois généralisateur et vivant, faiseur d’ordre et créateur d’humanité. Clio comme la sibylle de Cumes, s’est arrêtée en un point, en une juste mesure digne de ce Capitole qui garde l’écrit où la sagesse la fixa. L’histoire de Thucydide développe, rend présents, vivants et ordonnés, comme des frontons du Parthénon, les thèmes éternels de la vie, de la souffrance et de la mort tels qu’il s’imposent à l’homme