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la pharmacie de M. Homais, avec ses bocaux rouges et verts qui font le soir une flamme de bengale. Le repas au Lion-d’Or est le type technique (peut-être trop technique) d’exposition, comme celle de Bajazet dans la tragédie ; tous les personnages d’Yonville y sont campés sous l’éclairage qui leur convient et Homais s’y épanouit tout entier. Voilà le milieu privilégié où tous les caractères viendront en lumière, où les destinées s’accompliront, et d’abord celle d’Emma.


Emma passe avec raison pour un des plus beaux caractères de femme du roman, et le plus vivant et le plus vrai. « Un chef-d’œuvre, disait Dupanloup à Dumas, oui, un chef-d’œuvre, pour ceux qui ont confessé en province[1]. » Flaubert avait substitué à l’expérience du confesseur son intuition d’artiste ; il n’eût pas réalisé ce chef-d’œuvre s’il ne s’était identifié à son héroïne, n’avait vécu de sa vie, ne l’avait créée, non seulement avec des souvenirs de son âme, mais des souvenirs de sa chair. Elle n’est pas faite du même point de vue ironique et extérieur que les autres personnages du roman. Les femmes ne s’y trompent pas, elles reconnaissent en elle leur misère et leur beauté intérieures, comme un homme d’imagination noble se reconnaît dans Don Quichotte. Lors de son procès, Flaubert eut pour lui, dit-on, l’impératrice.

Emma est une véritable « héroïne » de roman (au contraire de Sancho et de Homais qui sont des contre-héros), pour cette seule raison qu’elle a des sens. Brunetière, voulant expliquer l’échec de l’Éducation sentimentale et la supériorité de Madame Bovary, dit que le caractère d’Emma présente ce quelque chose de « plus fort ou de plus fin que le vulgaire », sans lequel il n’est pas de vrai et grand roman. « Dans cette nature de femme, à tous autres égards commune, il y a quelque chose d’extrême, et de rare, par conséquent, qui est la finesse des sens[2]. » Au contraire, il n’y a rien d’extrême ni de rare chez aucun des personnages de l’Éducation. Mais Faguet écrit : « Mme Bovary n’est pas précisément une sensuelle ; avant tout c’est une romanesque, donc, comme disent les

  1. Journal des Goncourt, t. V, p. 230.
  2. Le Roman naturaliste, p. 181.