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fini ; Flaubert se garde bien de meubler son premier dessin, et pourtant toutes les valeurs d’Yonville sont là, sans noms propres, réduites à des traits généraux, à des types abstraits, à des maquettes. « Tous les jours, le maître d’école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. » Ces deux anonymes suffisent ici pour exprimer la régularité d’une petite ville. Mais une petite ville n’est pas seulement une horloge à automate, c’est de l’humanité, c’est le désir d’être ailleurs, c’est du bovarysme, et le perruquier figure cette valeur et l’élément artiste. « Il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique dans une grande ville, comme à Rouen, par exemple, sur le port, près du théâtre il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre et attendant la clientèle. » L’orgue de Barbarie, sous les fenêtres, met la musique qui convient, première ébauche du roman qui recueillera ces existences.

Avec le séjour à Tostes finit la vie conjugale vraie de Mme Bovary, la vie à deux. Comme il s’agissait de traiter cette vie à deux, d’autres personnages étaient inutiles et Flaubert n’en a pas mis, sauf la bonne. Tostes n’est pas un lieu d’événements, mais résume la manière d’être de Charles, sa façon de vivre, de dormir, de s’habiller, de manger, tout ce qui « énerve » sa femme et l’amène à la neurasthénie. La première partie est close quand elle jette au feu son bouquet de mariage. « Elle le regarda brûler, les petites baies de carton éclataient… »

À ce crayon succède le tableau, le lieu des personnages et des événements. Tostes, c’est la petite ville, Yonville c’est aussi la petite ville, mais c’est également Yonville, Tostes se fondait dans la petite ville, mais maintenant la petite ville s’absorbe dans la réalité d’Yonville et devient cette réalité : transsubstantiation ordinaire de l’art. Aussi la deuxième partie commence-t-elle par une ample description d’Yonville, à la manière de Balzac. Il s’agit de poser un décor vrai, non pour la comédie humaine, mais pour la comédie de la bêtise humaine, de la misère humaine, et Flaubert s’en acquitte avec une minutie tranquille et impitoyable : la maison du notaire, l’église, la mairie, et, en face de l’hôtel du Lion-d’Or,