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tion. Je ne sais si, rêvant alors Madame Bovary, il a pensé qu’il y avait là une succession ouverte et une suite à prendre, mais tout se passe comme si, en ces années cinquante, décisives pour l’histoire du roman, se développait de Balzac à Flaubert une logique intérieure au roman, comme, de Corneille à Racine, se développe une logique intérieure à la tragédie. Le roman de Balzac était un roman construit, quelquefois trop construit ; et une puissante imagination romanesque restait toujours allumée comme un feu de forge dans l’atelier du Cyclope. Balzac était romancier avec la même puissance créatrice que Corneille était dramaturge. Mais c’est bien à l’antipode du roman balzacien que se place Flaubert quand il écrit ceci (à quoi aurait souscrit en partie l’auteur de Bérénice) : « Je voudrais faire des livres où il n’y eût qu’à écrire des phrases (si l’on peut dire cela), comme pour vivre il n’y a qu’à respirer de l’air ; ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effet, tous les calculs de desseins et qui sont de l’art pourtant, car l’effet du style en dépend et exclusivement. » La valeur suprême est pour lui un intérieur vivant, une pureté et une plénitude de respiration aisée. Mais cette primauté une fois posée (qui est celle de Racine aussi et non de Corneille ni de Balzac) ne l’empêche pas de s’acquitter supérieurement, comme Racine, de toutes ces nécessités de l’œuvre d’art, de toutes ces machines qui l’embêtent, qu’il exécute à froid et qui ne font pas corps, comme chez Balzac, avec le premier jet, avec l’idée organique de l’œuvre. De sorte que la technique de Madame Bovary est presque devenue, pour le roman, un modèle et un type analogue à ce qu’est Andromaque dans la tragédie. Aujourd’hui, si dans un cercle de romanciers et de critiques on entame une discussion sur l’art du roman, l’exemple de Madame Bovary sera bientôt allégué, reviendra invinciblement à l’appui de toutes les théories et nourrira une bonne partie de la discussion.

Cependant Flaubert lui-même considère avec quelque réserve inquiète la composition de son roman, il n’en est pas plus content que de celle de Salammbô et de la seconde Éducation, et il finira même, avec Bouvard, par renoncer à peu près à toute composition dans le sens ordinaire du mot.

« Je pense, écrit-il, que ce livre aura un grand défaut, à savoir le défaut de proportion matérielle, j’ai déjà 260 pages