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Et voici maintenant, sous cette lumière, le vrai visage de Madame Bovary : « Il y a ainsi une foule de sujets qui m’embêtent également par n’importe quel bout on les prend (sic). Ainsi Voltaire, le magnétisme, Napoléon, la révolution, le catholicisme, etc., qu’on en dise du bien ou du mal, j’en suis mêmement irrité. La conclusion, la plupart du temps, me semble acte de bêtise… Il faut traiter les hommes comme des mastodontes ou des crocodiles. Est-ce qu’on s’emporte à propos de la corne des uns et des autres ? » Peut-être y a-t-il une conclusion, même sociale, dans Madame Bovary : l’élimination des inadaptés, le triomphe d’Homais. Mais tout se passe comme si, tous les sujets embêtant Flaubert quel que soit le bout par où il les prenne, il les prenait par les deux bouts à la fois, de telle sorte qu’en même temps l’un annulât l’autre et aussi le mît en valeur : Mme  Bovary ne va pas sans Homais, ni Homais sans Bournisien. Toujours l’image binoculaire.

Dès lors, on comprend que Flaubert ait dans Madame Bovary trouvé son sujet et celui de la province française au XIXe siècle, comme Cervantès, dans Don Quichotte, auquel il faut ici toujours revenir, avait trouvé le sien et celui de l’Espagne du XVIe. Ce point de maturité et de perfection, cet optimum occupe une crête étroite entre deux versants. D’un côté il fallait que le sujet tînt encore à l’auteur, exprimât des parties de lui-même, fût à sa manière une confession. De l’autre, il fallait qu’on ne le reconnût pas en ses personnages, qu’ils fussent assez détachés de lui, assez hostiles à sa nature, pour acquérir toute leur solidité, et pour que, selon l’expression de Taine, le cordon ombilical fût bien coupé. « Quelle pauvre création, dit Flaubert, que Figaro, à côté de Sancho ! Comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin tout en causant avec son maître ! Comme on voit ces routes d’Espagne qui ne sont nulle part décrites ! Mais Figaro où est-il ? À la Comédie-Française[1]. » Flaubert est devenu l’artiste de Madame Bovary le jour où, laissant les Figaros qu’il dessinait depuis sa jeunesse, il s’est mis à peindre des Sanchos. Critique et artiste, il est ici placé à un carrefour, ou, si l’on veut, à un belvédère de l’esthétique éternelle.

  1. Correspondances, t. III, p. 343.