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Thaïs qui sont ses cousines germaines. Flaubert ne se sent pas seulement l’âme de Binet, mais aussi celle d’un grand être divin, comme le Centaure de Maurice de Guérin, sur la croupe de qui Amour traverse les forêts d’Œbalie. « Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par un après-midi d’automne sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. » Et l’après-midi d’amour de Rodolphe et d’Emma est bien en effet senti, pensé et rendu comme une symphonie. Et Flaubert est allé encore plus loin dans cet art. Il dit de la scène du Comice : « Si jamais les effets d’une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’administrateurs. »

La symphonie, ainsi entendue, est en effet à la limite et à la fleur de cet art, mais elle est faite elle-même d’éléments simples. L’élément simple en est le couple, couple consonant ou couple dissonant. Nous touchons ici peut-être à la nature fondamentale de Flaubert, celle qui lui imposait à la fois le sujet de Madame Bovary et la manière de le traiter. On l’entendra mieux en passant de la métaphore auditive à la métaphore visuelle, en disant que la vision propre à Flaubert est, je ne dirai pas la vision binoculaire (sauf celle des borgnes de naissance, c’est le caractère de toute vision), mais la pleine logique artistique de la vision binoculaire.

Sa façon de sentir et de penser consiste à saisir, comme associés en couple, des contraires, extrêmes d’un même genre, et à composer de ces extrêmes d’un genre, de ces deux images planes une image en relief. En voici des exemples :

« Je n’ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées sous la pluie sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leurs cordelières à nœuds me chatouillent l’âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. » La prostitution et l’ascétisme solitaire s’appellent et se complètent l’un l’autre, pour former une existence intellectuelle, aérée et large ; l’un fait penser à l’autre, l’un donne la nostalgie de l’autre, l’un ne prend toute sa pureté et sa beauté d’idée pure que du point de vue de l’autre.