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posséder la lampe de mineur qui permet à l’homme d’aller par-delà sa conscience claire chercher les trésors obscurs de sa mémoire et de ses possibilités. Écrire une autobiographie, c’est se limiter à son unité artificielle ; faire une œuvre d’art, créer les personnages d’un roman, c’est se sentir dans sa multiplicité profonde.

Flaubert a pu geindre dans l’enfantement ; mais, pour arriver au chef-d’œuvre unique de Madame Borary, il lui fallait faire sortir ses personnages de lui-même et les vivre. Emma est bien l’œuvre du R. P. Cruchard, aumônier des Dames de la Désillusion, qu’il plaisait à Flaubert de figurer dans sa vieillesse ; Homais provient en droite ligne de ce Garçon que Flaubert enfant s’était habitué à vivre, auquel il prêtait son corps et sa voix. Ainsi Cervantès a été Don Quichotte et Sancho. Et même cette heure de lucidité et de maîtrise à laquelle Flaubert est arrivé, après les essais et les voyages, ce mélange de lyrisme et d’ironie qui donne le ton à son œuvre, voyez-les rendus et transposés en le jeune Léon : « Il allait devenir premier clerc ; c’était le moment d’être sérieux. Aussi renonçait-il à la flûte, aux sentiments exaltés, à l’imagination, – car tout bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes, chaque notaire porte en lui les débris d’un poète. » Madame Borary, c’est l’inventaire de ces débris, c’est la liquidation des sultanes, faite par un notaire avisé, avec une lucidité et un bon sens de Normand. Cette nature lyrique qu’il portait en lui, Flaubert l’a étalée devant lui pour l’utiliser, la diviser, l’expliquer, la mettre en valeur par des contre-parties. Il a été Emma Bovary et Homais, Rodolphe et Léon. Et plus loin que le premier clerc Léon, dans cette liquidation du lyrisme, il y a, comme figure limite de l’artiste, le percepteur Binet, qui tourne des ronds de serviette comme Flaubert fait des romans, tue la vie comme lui entre quatre murs. À partir de ce moment, les ronds de serviette deviennent dans la Correspondance de Flaubert comme les armes parlantes de son travail.

L’une de ses figures est avec Binet à une extrémité du roman, mais à l’autre extrémité il y a une figure totalement lyrique, il y a l’amour d’Emma qui, à ses heures, participe à la grande flamme éternelle et sacrée d’Hélène, Alchipiada et