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Avec ma main brûlée, j’ai le droit maintenant d’écrire des phrases sur la nature du feu. Tu m’as connu quand cette période venait de se clore et arrivé à l’âge d’homme, mais avant, autrefois, j’ai cru à la réalité de la poésie dans la vie, à la beauté plastique des passions[1]. » La triple transposition, celle d’un passé vécu à un présent vivant, celle d’une sensibilité d’artiste à une sensibilité bourgeoise, celle d’un homme à une femme, maintiendront dans le roman de 1857 l’équilibre entre l’impersonnalité et la personnalité, annuleront les défauts et arrondiront les angles de l’une et de l’autre.

C’est ainsi qu’il faut comprendre et mettre en place les boutades de Flaubert (en songeant que c’est écrit dans la mauvaise humeur de la nuit, après huit heures de travail sur des phrases) : « Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme l’on juge d’avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers, et c’est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l’art domestique, quoique j’en fasse, mais c’est bien la dernière fois et cela me dégoûte. Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n’est pas de mon sang, je ne le porte pas en mes entrailles, je sens que c’est chose voulue, factice. Ce sera peut-être un tour de force qu’admireront certaines gens (et en petit nombre). D’autres y trouveront quelque vérité de détail et d’observation. Mais de l’air ! de l’air ! Les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des métaphores, des grands éclats de style, tout ce que j’aime enfin n’y sera pas ; seulement j’en sortirai peut-être préparé à écrire ensuite quelque chose. » Jamais Flaubert ne bovaryse plus qu’au moment où il décrie ainsi son sujet. Si « une âme se mesure à la dimension de son désir », Emma apparaît très grande. Elle aussi hait la poésie bourgeoise et l’art domestique, qui serait précisément le gouvernement de sa maison. Elle est mariée à Charles comme Flaubert à ce sujet qui le « dégoûte ». Et son cri, celui qu’elle pousse auprès de Rodolphe, est bien celui de Flaubert : De l’air ! « Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide, avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers… » Et l’illusion de Flaubert est la même que celle d’Emma : « Les grandes tournures,

  1. Correspondance, t. II, p. 463.