Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ailleurs aussi relatif que le comique théâtral, et son espèce est la même. La vie ne paraît comique à Flaubert que parce qu’il la voit tout de suite sous son aspect d’automatisme. Se faire la barbe est bête et comique parce que c’est une action quotidienne et mécanique. Mais il le sait, alors que tout ce qui est exactement prévisible dans l’individu humain devient comique dans la mesure où celui qui le dit ou le fait ignore que c’était prévu. Le Dictionnaire des idées reçues, édifié par Flaubert avec tant de joie, est le dictionnaire des clichés qu’un bourgeois proférera nécessairement dans telles situations données. Or Madame Bovary comme Don Quichotte consiste à incorporer cet automatisme à la vie de l’œuvre d’art. Emma Bovary ou Homais, Don Quichotte ou Sancho, c’est bien cela : du grotesque ou du ridicule triste qui fait rêver, qui fait penser. « Il faudrait qu’après l’avoir lu, disait Flaubert du Dictionnaire, on n’osât plus parler de peur de dire un mot qui s’y trouve. » Pareillement, on peut concevoir une somme de romans sur le type de Madame Bovary, qui embrasserait tous les types humains, et après la lecture desquels on n’oserait plus vivre, de peur de vivre une des vies dont l’automatisme y fonctionne en dégageant du ridicule. L’originalité vraie et le malheur du caractère de Flaubert avaient consisté à voir toujours le monde sous cet angle, et par conséquent à porter une Madame Bovary virtuelle comme le produit ou l’œuvre de son tempérament.

Et Flaubert ne s’excepte pas de ce grotesque comique. Le premier être ridicule qu’il voit dans sa journée, c’est lui-même, le matin, en faisant sa barbe. Admirable disposition pour introduire dans le grotesque le lyrisme, c’est-à-dire le moi, et même la pitié, la vraie pitié schopenhauérienne, car on ne compatit qu’aux misères que l’on partage, on ne sympathise qu’avec l’être, que l’on est. Tat twam asi. « Madame Bovary, c’est moi. » Évidemment, c’est en pensant à sa Bovary qu’il écrit : « Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est, mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir[1]. » Et pour avoir cette faculté de se la faire sentir, il faut l’avoir sentie, sinon formellement, du moins éminemment. « J’ai eu, moi aussi, mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j’en porte encore comme un galérien la marque dans le cou.

  1. Correspondance, t. II, p. 463.