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pas seulement la religion qui parait, dans la vision de Flaubert, quelque chose de mort, mais tout le monde moderne, qui doit d’abord être frappé d’inexistence pour être ensuite repensé en idée. De cette religion présente figurée en esprit comme lointaine et exhumée de la poussière, Flaubert passera naturellement à la religion authentiquement lointaine et réellement exhumée de la poussière, c’est-à-dire de Madame Bovary à Salammbô. Les deux œuvres communient dans cette idée des pierres qui ont autrefois compris tout cela et auxquelles devient consubstantiel l’esprit descriptif, évocatoire, ironique et froid du romancier. L’étonnement dont il ne revenait pas, c’est un principe de l’art comme un principe de la science.

On trouverait quelque chose d’exactement analogue à l’origine de Don Quichotte. Et précisément la comparaison de Madame Bovary avec Don Quichotte est une de celles qui s’imposent à l’esprit du critique et, tout le temps qu’il écrivait son roman, Flaubert le lisait assidûment, l’appelant le livre des livres : « Ce qu’il y a de prodigieux dans Don Quichotte, dit-il, c’est l’absence d’art et cette perpétuelle fusion de l’illusion et de la réalité qui en fait un livre si comique et si poétique[1]. » Absence d’art qui ne s’obtient que par un chef-d’œuvre d’art, fusion du comique et du poétique qui était impliquée dans tout l’être intérieur de Flaubert, et dont il cherchait l’expression littéraire depuis son enfance. Le comique et le poétique étaient pour lui une sorte de texte bilingue, traduisant la même réalité. « Le grotesque triste, écrivait-il en 1846, dix ans avant Madame Bovary, a pour moi un charme inouï ; il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi ainsi que tout le monde. Voilà pourquoi j’aime à analyser ; c’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire. Jamais par exemple je ne me fais la barbe sans rire, tant cela me paraît bête. » Ce comique est

  1. Correspondance, t. I, p. 53.