Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements, il fait froid ! et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu’au dernier lambeau de votre vêtement ; la terre est perdue pour toujours et le but sans doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien, qu’une indomptable envie de monter plus haut, de finir, de mourir. Quelquefois pourtant un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perfections innombrables, infinies, merveilleuses. À vingt mille pieds sous soi on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit nos poumons géants et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant de la solitude. N’importe ! Mourons dans la neige, dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’esprit et la figure tournée vers le soleil. »

Mais si Madame Bovary n’est pas une rupture de Flaubert avec son passé, est-elle davantage, comme lui-même l’a laissé entendre, une rupture de Flaubert avec la littérature personnelle, un passage du personnel à l’objectif ? Évidemment, à un certain point de vue, que le sujet et l’exécution du roman aient été conçus par Flaubert comme un moyen de sortir de lui, comme un exercice d’objectivité et d’art pur, cela ne fait pas de doute. « Les livres que j’ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j’ai le moins de moyens. Bovary en ce sens aura été un tour de force inouï, et dont moi seul jamais aurai conscience : sujet, personnages, en effet, etc., tout est hors de moi ; cela devra me faire faire un grand pas par la suite ! je suis en écrivant ce livre comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté[1]… » Flaubert sous-entend ici la comparaison de Madame Bovary avec ses œuvres antérieures tirées de lui-même et qui avaient la figure d’autobiographies et de confessions. Mais Madame Bovary n’était pas son premier ouvrage de littérature dite impersonnelle. Sans parler de son drame de jeunesse sur Loys XI, Par les champs et par les grèves était avant tout un exercice de description, et la

  1. Correspondance, t. III, p. 3.