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1849, lui fera rejeter Saint Antoine dans le tiroir et envisager l’histoire de Delamarre, il prêchera déjà un converti. Flaubert s’était exercé à ce labeur, à l’imitation de La Bruyère, assez infructueusement, dans Par les champs. Le voyage a étoffé ses horizons, accru ses forces, brûlé ses humeurs ; ses illusions sur les grands sujets sont tombées au contact de leur décor, et les petits sujets, l’histoire de Delamarre, ont pu être pensés par lui dans le prestige de la distance. Tout cela nous paraît donné dans la nature et les idées de Flaubert depuis le commencement de sa vie littéraire.

Boileau se flattait d’avoir appris à Racine à faire difficilement des vers faciles. Flaubert, avec l’aide de Bouilhet, s’est appris à lui-même quelque chose d’analogue. « Méfions-nous, écrit-il, de cette espèce d’échauffement que l’on appelle l’inspiration et où il entre souvent plus d’émotions nerveuses que de force musculaire. Dans ce moment-ci, par exemple, je me sens fort en train, les phrases m’arrivent… Mais je connais ces bals masqués de l’imagination d’où l’on revient avec la mort au cœur, épuisé, ennuyé, n’ayant vu que du faux et débité que des sottises. Tout doit se faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berry, il a pris une carafe d’orgeat et il n’a pas manqué son coup. C’était une comparaison de ce pauvre Pradier et qui m’a toujours frappé[1]. » Victor Hugo a écrit le Satyre en trois ou quatre matinées d’inspiration, mais, d’une façon générale, l’observation de Flaubert est vraie pour la plupart des écrivains. Tous les poètes classiques, et Rousseau et Chateaubriand, y eussent souscrit pour leur part.

Ces bals masqués de l’imagination, qu’il lui faut de temps en temps, et qu’il met ici si bien à leur place, ils ont précisément pour lieu sa correspondance. L’œuvre de la journée finie, ce grand corps sédentaire a besoin de réaction physique. Il s’ébroue, il hurle, il nage en plein romantisme. Au sortir d’une lecture du Roi Lear, il voudrait broyer Corneille et Racine « dans un pilon (sic) pour peindre ensuite avec ces résidus les murailles des latrines[2]. » Ce qui ne l’empêche pas de faire, à tête reposée, un grand éloge de Boileau. Il est assez curieux qu’il ait toujours gardé cette considération pour Boileau en ayant Racine pour bête noire. En voici peut-être la raison, autant qu’il peut y

  1. Correspondance, t. III, p. 105.
  2. Correspondance, t. IV, p. 19.