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sacrifices que s’il y a quelque chose à sacrifier. La grandeur du sacrifice se mesure à celle de la chose sacrifiée. Si Pascal nous semble un des plus grands entre les chrétiens, si le style de son sacrifice nous paraît si puissant, c’est qu’aucun ne sacrifiait à Dieu une telle matière d’humanité. Et encore fallait-il que Dieu lui donnât « le bon usage des maladies ». À l’extrémité opposée, Flaubert fut un jour assez ému de lire dans une autobiographie de Carême que l’illustre cuisinier était naturellement gourmand, mais que la vocation de la cuisine était si forte en lui qu’elle étouffa la gourmandise. Flaubert se reconnaît là avec enthousiasme, – et avec raison. Mais il est bien certain que si Carême avait eu cinquante mille livres de rente dans son berceau, la vocation de la cuisine fût restée pour lui tout à fait virtuelle, et que la vocation de la gourmandise se fût seule épanouie. Tout Amour est à sa façon fils de Poros et de Penia, de Misère et d’Abondance. Il fallut une certaine collaboration des circonstances pour que chez Flaubert la vocation de la gourmandise (c’est-à-dire de la grande vie, celle de Garçon), assez naturelle aux hommes, devînt vocation de la cuisine, c’est-à-dire de la littérature. Et cette collaboration des circonstances avec son caractère, nous la voyons à l’œuvre bien avant Madame Bovary.

Depuis longtemps il avait dans les yeux cette image, ce double de lui-même : un homme enfermé dans une chambre qui transforme toute sa vie en littérature et toute son expérience en style. En 1846, c’est-à-dire entre la première Éducation et la première Tentation, il écrivait à Louise Colet : « Tu me prédis que je ferai un jour de belles choses… J’en doute, mon imagination s’éteint, je deviens trop gourmet. Tout ce que je demande, c’est à continuer de pouvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais, j’en suis sûr. Il me manque énormément : l’innéité d’abord, puis la persévérance du travail. On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. » Il a donc en 1846, à vingt-cinq ans, l’idée très claire de ce qui est nécessaire pour faire de belles choses. Il faut, comme Carême, sacrifier la gourmandise à l’art. Il faut ne pas se contenter de ce qui vient d’abord sous la plume, et travailler, sous l’œil des maîtres, avec un labeur opiniâtre et fanatique. Quand Bouilhet, en