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Unamuno en a tiré une de Don Quichotte, et il fait précisément du bovarysme la faculté de se concevoir autre qu’on n’est réellement. Et l’auteur de Madame Bovary qui a dit avec raison : « Madame Bovary, c’est moi », est très bovaryste. Il faut y regarder de près avant d’accepter une théorie commode et vraisemblable.

Ne prenons d’abord pas trop à la lettre cette idée du livre-pensum, du labeur de la composition et du style ramené à un hard labour, et sachons lire la correspondance avec le sourire et la mise au point nécessaires. Les lettres de Flaubert sont écrites après son travail de la journée, très tard dans la nuit, à un moment où il n’est plus bon à une œuvre littéraire et où le travail l’a depuis des heures usé, vidé, abruti. On y sent crier et grincer la machine sans combustible. L’organisme encrassé, les poumons sans oxygène, demandent grâce. L’amertume et la sécheresse de cette heure se répandent sur les heures qui l’ont précédée. Tout le labeur de la journée apparaît sous les couleurs d’un travail de forçat. Et Flaubert n’est pas de sang-froid, et il exagère tout, et il se dit épuisé comme un général d’armée qui serait resté deux jours à cheval. Comme Louise à ce moment lui envoie ses manuscrits, qu’elle est aussi en pleine composition littéraire, il lui parle de son dur travail à peu près comme on parle de ses rhumatismes en écrivant à un ami que les siens retiennent au lit. Joignez-y la tendance continuelle de Flaubert à la charge. Écrivant Salammbô, il promet qu’il y aura des lupanars de garçons, des matelotes de serpents et des pluies d’excréments. C’est ainsi qu’il y a aussi autour de Madame Bovary des meules d’esclaves et des rochers de Sisyphe.

Tant qu’elle n’en est pas arrivée à l’automatisme de la vieillesse, la nature d’un homme se modifie sans cesse, et rien n’est psychologiquement plus arbitraire que de découper dans cette nature un morceau dit nature naturelle et un morceau dit nature artificielle. Nous vivons dans la durée, et vivre dans la durée, c’est avoir un présent, c’est-à-dire une nature qui se modifie, que nous modifions du dedans ou qui est modifiée du dehors, un passé, c’est-à-dire une nature fixée. L’erreur psychologique se double d’une erreur littéraire quand nous calquons sur cette différence psychologique du naturel et de l’artificiel, une différence littéraire d’un style naturel et d’un style artificiel. Rémy de Gourmont a dit sur