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où il avait sa chambre, et leurs deux labeurs de la semaine étaient, toute la journée de leur réunion, sur le tapis. « Nous nous sommes fait, dit Flaubert, l’un à l’autre dans nos travaux respectifs une espèce d’indicateur de chemin de fer, qui le bras tendu avertit que la route est bonne et qu’on peut suivre. »

L’élaboration de Madame Bovary dure quatre ans et demi environ. Flaubert s’est mis au travail en septembre 1851, et c’est le 31 mai 1856 qu’il expédie à Du Camp (avec lequel il s’est réconcilié) pour la Revue de Paris le manuscrit complet. Les lettres à Louise Colet, parfois des lettres à Bouilhet nous permettent de suivre assez précisément son travail. La psychologie de Flaubert pendant la composition de Madame Bovary est un des problèmes littéraires les plus intéressants qui puissent se poser.

Il paraît au premier abord fort simple. La critique, les amis de Flaubert et Flaubert lui-même ont accrédité à ce sujet une idée courante (qui n’est pas nécessairement une idée fausse) : Madame Bovary serait moins du Flaubert que du contre-Flaubert. Il aurait pris le contre-pied de son tempérament débordant, imaginatif et lyrique. L’auteur du chapitre sur Flaubert dans l’Histoire de la littérature française, dirigée par Petit de Julleville, écrit : « Madame Bovary a été un exercice utile auquel il a voulu résolument se condamner », et Brunetière : « L’histoire littéraire de Flaubert, ce lyrique, n’est faite que de victoires de sa volonté sur son tempérament. » Descharmes conclut ainsi son copieux et important ouvrage sur Flaubert avant 1857 : « Il s’est forgé artificiellement une nature opposée à celle que peut-être l’hérédité, et certainement son éducation première, son entourage, les influences extérieures avaient façonnée en lui. Et le plus remarquable, c’est de voir que concurremment et alternativement il a développé ses facultés et exercé son talent, tantôt dans le sens de ses tendances originelles, tantôt à J’encontre de ces tendances[1]. »

Cela s’appuie sur de nombreux textes de Flaubert et ressemble assez à l’idée que lui-même veut donner de lui. Mais c’est plus compliqué qu’on ne le croit. Un philosophe ingénieux, M. Jules de Gaultier, a voulu tirer de Madame Bovary toute une philosophie, le bovarysme, comme M. Miguel de

  1. Descharmes, loc. cit., p.546.