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Les philosophes du XVIIIe siècle ont fourni le type de ces aimables relations entre camarades de lettres, et il est curieux de voir Flaubert « faire » du Rousseau, comme dirait un médecin. Diderot ayant écrit : « Il n’y a que le méchant qui vit seul », sans songer à qui que ce fût, ni même probablement à quoi que ce fût, Rousseau se crut visé, prit feu et flamme, alluma là son délire de la persécution. Du Camp vient de publier le Livre posthume. « J’ai lu le Livre posthume ; est-il pitoyable, hein ? Il me semble que notre ami Du Camp se coule. On y sent un épuisement radical… Il y a dedans une petite phrase à mon intention et faite exprès pour moi : La solitude qui porte à ses deux sinistres mamelles l’égoïsme et la vanité… il me semble que dans tout le Livre posthume il y a une vague réminiscence de moi qui pèse sur le tout[1]. » Ne nous étonnons pas que Louise et Maxime se soient accordés en ceci seulement qu’ils lui découvraient une personnalité « maladive ». Flaubert et Du Camp allaient se réconcilier bientôt. Ils n’en marchèrent pas moins par des voies opposées. Dans ses dernières années, Flaubert écrira encore à sa nièce : « À force de patauger dans les choses soi-disant sérieuses, on arrive au crime. Car l’Histoire de la Commune de Du Camp vient de faire condamner un homme aux galères ; c’est une histoire horrible. J’aime mieux qu’elle soit sur sa conscience que sur la mienne. J’en ai été malade toute la journée d’hier. Mon vieil ami a maintenant une triste réputation, une vraie tache. S’il avait aimé le style au lieu d’aimer le bruit, il n’en serait pas là[2]. » (Du Camp a été à peu près disculpé dans cette affaire de l’homme aux galères, bien que l’acharnement de l’auteur des Convulsions de Paris sur les vaincus de la Commune l’honore peu. )

Flaubert n’eut pas de ces malentendus avec Bouilhet. Peut-être celui-ci eût-il aimé le bruit s’il s’en était fait autour de lui. En 1848, il s’était présenté à la députation dans la Seine-Inférieure et avait eu deux mille voix. Plus tard, il s’essaiera obstinément à une carrière dramatique. Mais jusqu’à sa mort, et particulièrement pendant l’élaboration de Madame Bovary, lorsqu’il habitait encore Rouen, il fut la lumière et la conscience littéraire de Flaubert. Il passait tous ses dimanches à Croisset,

  1. Correspondance, t. III, p. 56.
  2. Correspondance, t. VIII, p. 144.